6.2.Espace alpin ou espaces alpins ?
Le rôle des représentations spatiales dans l’organisation des processus politiques

De règle générale, la coopération transfrontalière constitue un exemple intéressant pour l’observation des processus de construction territoriale. En ne se limitant pas à une modalité d’action définie et décidée « de l’extérieur » sur un espace, la mise en place des formes de coopération s’appuie toujours sur un travail de redéfinition des territoires sur lesquels elles opèrent (Fourny-Kober et Crivelli, 2003). Elles impliquent, ainsi, de nouvelles images et représentations des espaces, en mesure de légitimer les acteurs et les actions d’un projet s’inscrivant sur un territoire, dont les limites et les caractéristiques diffèrent par rapport à celles définies par les frontières politiques et administratives des institutions et des collectivités en présence. Ce travail de recomposition des territoires à l’intérieur d’une nouvelle représentation spatiale nécessite de redéfinir et d’affirmer les spécificités des territoires, de mettre en évidence les similarités, les intérêts communs et tous ces éléments pouvant constituer un référent dans la planification de mesures communes. Les expériences de coopération peuvent dès lors être utilement étudiées en relation avec les outils et les produits de la construction d’une identité des territoires : les discours politiques, les représentations spatiales et les nouvelles significations et valeurs que ces derniers produisent et mobilisent dans le cadre des processus décisionnels.

Du point de vue d’une telle analyse, les Alpes fournissent plusieurs exemples intéressants. Il faut considérer, en effet, que l’espace alpin existe, en tant que territoire particulier, dans le cadre complexe du système de gouvernance territoriale de l’Union européenne, où il fait l’objet de politiques spécifiques émanant de plusieurs niveaux de gouvernement : à l’échelon supranational de l’Union européenne et de la Convention alpine, s’ajoutent les contextes politiques d’échelle nationale, régionale ou locale et les initiatives issues de la coopération transfrontalière, mises en place sur une base spontanée ou dans le cadre des programmes de coopération territoriale communautaire Interreg. Dans un tel cadre, plusieurs espaces alpins différents, envisagés donc comme des constructions politiques, coexistent : celui de la Convention alpine, celui de la coopération transnationale, celui de l’Union européenne. Ils incorporent chacun des regards et des positionnements d’acteurs différents, parfois divergents, comme c’est le cas, par exemple, lorsqu’un niveau de gouvernance exprime le point de vue de ceux qui habitent et travaillent dans les Alpes et un autre le point de vue de ceux qui ne font que les traverser.

Nous nous attachons dans les pages qui suivent à reconstruire l’émergence des Alpes dans le paysage politique européen, que l’on peut d’ores et déjà synthétiser à travers quelques étapes saillantes.

Auparavant, il convient de préciser les représentations qui sous-tendent ces différentes constructions politiques de l’espace alpin.

En règle générale, les politiques territoriales peuvent être définies comme les réponses institutionnelles aux besoins de développement territorial identifiés par les communautés politiques à différentes échelles (Williams, 1996 ; Janin Rivolin, 2004 ; Healey, 2004). Ainsi, les politiques territoriales peuvent diverger de façon conséquente, puisqu’elles se fondent sur des interprétations collectives variables selon le point de vue adopté et porteuses de logiques et visions différentes. Ce constat renvoie aux réflexions des géographes au sujet des relations entre les représentations spatiales et l’organisation du pouvoir. On peut le mettre en relation avec la description des nombreux contextes à l’intérieur du système de gouvernance territoriale de l’Union européenne, où s’exprime une idée d’espace alpin. Cette mise en relation donne la mesure de la pluralité d’expressions des besoins et des valeurs pouvant être différemment mobilisée par les diverses communautés politiques établies sur ce territoire. A chaque niveau de gouvernance correspond, en effet, une (ou plusieurs) représentation différente de l’espace alpin, pouvant servir d’appui ou de justification à l’élaboration d’une politique déterminée, mais également à la définition/justification du niveau politico-territorial d’intervention adéquat. Ces différentes représentations reposent sur l’interprétation que chaque communauté politique fait d’une même réalité. Elles tendent à mettre en évidence les spécificités des territoires alpins sur la base de facteurs de différente nature (physiques, historiques, culturels, économiques ou sociaux), qui – du fait d’une certaine homogénéité sur des portions variables de territoire – permettraient de représenter l’unicité de cet espace à des échelles différentes. De ce fait, on peut parler d’un espace alpin qui, d’un point de vue géographique, se décline sous des visions différentes, susceptibles de renvoyer chacune à une forme de gouvernance territoriale différente.

Ainsi, par exemple, dans une étude de prospective réalisée dans le cadre du programme Interreg IIIb Alpine Space (2000-2006), Bausch et al. ont développé six visions de cet espace, dans le but de nourrir les orientations stratégiques de la future coopération transnationale alpine (Bausch, 2005).

Le premier espace alpin proposé par cette étude est celui des aires métropolitaines « à l’assaut du massif alpin », qui oppose deux acceptions possibles du monde alpin. La première est celle de l’Espace alpin au sens de la coopération régionale des initiatives Interreg, calée sur le maillage régional NUTS 2. Il englobe par conséquent l’ensemble des aires métropolitaines autour de la chaîne de montagne (Fig. 41), y compris des agglomérations qui sont éloignés des reliefs, telles Milan, Lyon, Strasbourg ou Munich… L’autre acception du monde alpin est celle de l’Espace alpin défini par la Convention alpine. Elle se limite à un périmètre plus restreint, défini au niveau des communes à partir des caractéristiques alpines de celles-ci (Fig. 42). Ces deux représentations supposent deux visions différentes de cet espace : d’un côté, celle de la croissance métropolitaine – l’espace alpin est urbanisé à plus de 80 % et il connaît un processus de métropolisation à la fois générique, sur le modèle de la plupart des pays européens, et singulier ou spécifiquement alpin (Chenal et Kaufmann, 2006) – et de l’autre celle du monde montagnard, de la préservation environnementale et du développement touristique, défendus par la Convention alpine. Mais surtout elles supposent deux formes d’action politique différentes. Les deux représentations agissent en tant qu’outils en mesure de légitimer des actions politiques différentes et, surtout, d’indiquer les acteurs susceptibles d’intervenir dans le cadre du système de gouvernance existant sur cet espace : dans un cas, les États représentés au sein de la Convention alpine, dans l’autre les régions, mobilisées dans les projets de coopération communautaires Interreg.

Un deuxième espace alpin est celui des « communautés de problèmes », qui tend à dessiner au niveau des Alpes plusieurs macro-régions caractérisées par des communautés de problèmes et/ou des liens culturels et linguistiques, des proximités géographiques et historiques. Ces liens et proximités représentent autant d’éléments pouvant favoriser plusieurs systèmes d’action distincts au sein des Alpes, caractérisés par une coopération forte, mais censés aussi entrainer une compétition entre sous-ensembles régionaux. L’espace alpin des communautés est ainsi censé dessiner à l’intérieur des Alpes des territoires caractérisés à la fois par la coopération et la compétition, sur la base des différentes identités alpines existantes, dont la construction peut devenir un objectif stratégique fondamental pour les différents acteurs de la coopération, à l’échelle principalement régionale et des collectivités locales.

La troisième représentation identifiée par l’étude est celle de l’espace alpin de la « médiation nord-sud européenne », fondée sur la place des Alpes au cœur de l’Europe, où elles se configurent en tant que barrière et système de passages obligés pour les communications et les échanges européens à la fois. Cette vision s’appuie sur une image contradictoire de l’espace alpin que nous expliciterons plus loin dans le texte. Cette image fait s’opposer les niveaux de gouvernement nationaux et européens, d’un côté, et de l’autre les niveaux locaux. En effet, les États et l’Union européenne, en planifiant des politiques infrastructurelles de contournement des obstacles physiques, comme les tunnels de base à travers les Alpes, tendent de fait à « effacer » l’espace alpin au sein de l’espace global européen des axes de communication et de transport. De l’autre côté, les territoires locaux alpins s’interrogent sur les profits à en tirer d’une telle politique et sur les risques de marginalisation entrainés par la construction d’un « espace alpin du transit européen ».

La quatrième vision est celle de l’espace alpin « réseau maillé du polycentrisme », qui complète la géographie des axes de communication dessinée par la représentation précédente. Dans cette représentation, les Alpes ne constituent plus uniquement un défi à la circulation européenne, mais un ensemble complet d’aires métropolitaines, formes de coopération interrégionales, grands axes de transit, d’un côté, et liaisons de piémont, réseaux de firmes, infrastructures secondaires mais diffuses et petites et moyennes villes, de l’autre. Les tensions générées par les représentations précédentes, entre villes et montagnes, macro-régions complémentaires mais rivales, concentration des flux et marginalisation des territoires locaux tendraient à se recomposer à l’intérieur d’un territoire polycentrique, qu’il faut étudier et comprendre en adoptant une approche systémique. Néanmoins, cette vision aussi, comme les précédentes, pose des problèmes de conflictualité, dans la mesure où chaque pôle de ce système est censé mobiliser une grande pluralité d’acteurs.

Un cinquième espace alpin est celui des grands bassins fluviaux, les Alpes comme source et réservoir des grands systèmes fluviaux qui structurent l’Europe dans les quatre directions cardinales : le Rhin, le Danube, le Pô et le Rhône. Suivant cette représentation, les enjeux d’aménagement du territoire alpin s’articuleraient avec ceux des autres régions d’Europe concernées par ces fleuves : l’Europe méditerranéenne, l’Europe rhénane, l’Europe carpatique et balkanique. Cette représentation inscrit donc clairement l’espace alpin dans le cadre d’une gouvernance d’échelle européenne, fondée sur une nouvelle recomposition des régionalités en Europe. En opposant à un critère orographique – qui rassemble les différents versants d’un même relief – un critère hydrographique – qui distingue des bassins versants différents – cette recomposition tendrait à partager cet espace en réaffectant les différentes parties dont il se compose à d’autres macro-régions.

La dernière représentation dessinée par l’étude est celle des Alpes en tant que « montagnes du monde ». Cette vision tend à diluer les différenciations internes à l’espace alpin, pour souligner les enjeux d’une capacité de positionnement unifié dans un contexte globalisé. Elle ne met pas, par conséquent, en avant une représentation spécifique des caractéristiques alpines, mais tend plutôt à rappeler aux acteurs alpins de la coopération transnationale que, au-delà de leurs différences, les Alpes ont plutôt intérêt, dans un cadre de compétition mondiale des territoires, à construire une spécificité et un rôle calés sur des horizons lointains, où la concurrence se poussera bien au-delà de l’Europe, à une échelle mondiale.

L’ensemble de ces visions alpines constitue, dans l’optique de l’étude et de ses auteurs, une représentation des avenirs possibles, pouvant servir d’appui aux acteurs de la coopération transnationale pour l’élaboration d’une convergence stratégique. Ces images soulignent des dynamiques à l’œuvre, avec toutes leurs contradictions et conflits potentiels, mais elles ne représentent pas – comme le soulignent leurs auteurs – des scénarios futurs. Il s’agit d’un outil que les chercheurs mettent délibérément à disposition des acteurs politiques pour qu’ils puissent s’en servir dans le cadre d’un débat sur des représentations futures concernant non seulement les espaces géographiques, mais surtout l’organisation géopolitique de ces espaces : quelle coopération est envisageable ou possible dans les Alpes et à quelle échelle ? Chaque représentation élaborée dans cette étude révèle de fait une contradiction entre les divers acteurs possibles de la coopération alpine. La légitimité à intervenir de chaque niveau de gouvernement, de chaque territoire ou de chaque acteur repose dès lors sur leur capacité à se saisir d’une représentation et de l’affirmer, pour justifier ainsi une action politique et légitimer leur position dans le cadre de la gouvernance d’une problématique spécifique de cet espace. En cela, ce travail d’identification et construction des représentations spatiales possibles des Alpes est intéressant du point de vue de notre étude, parce qu’il est explicitement conçu pour servir au positionnement stratégique des acteurs et pour ouvrir dans ce cadre un débat prospectif. Ce débat doit être en mesure de faire s’exprimer, à partir de l’explicitation des représentations du monde alpin, des reconnaissances et des contestations de la part de ces acteurs qui, même en vivant et agissant dans le même espace, n’en partagent pas forcement les mêmes représentations. Il est, en outre, intéressant parce qu’il met en lumière les difficultés et les enjeux liées à la représentation, les défis de la construction d’un espace et, enfin, les limites auxquelles se heurte la coopération internationale en général et notamment à l’échelle alpine.

Ces observations peuvent être mises en relation avec les résultats d’une récente étude qui, sur la base du recensement et de l’analyse de nombreuses politiques territoriales concernant l’espace alpin, constate les difficultés de la coopération transnationale (Janin Rivolin, 2006). L’auteur de cette étude observe que dans le cadre de l’élaboration de ces politiques on fait de plus en plus appel à la nécessité d’une coopération transnationale à l’échelle alpine. Cette nécessité est souvent justifiée en s’appuyant sur une représentation qui fait, dans des domaines divers, de l’espace alpin une entité unique, à l’intérieur de laquelle on partage les mêmes problèmes, les mêmes héritages, les mêmes exigences. En réalité, nous avons vu que cette unité et unicité des Alpes se heurtent à l’existence de conceptions diverses de ce même espace, variables selon les pays, les niveaux de gouvernement, le cadre des acteurs considérés. Contrairement à une image géographique de compacité et à une unité apparente, l’étude de Bausch et al. (2005) nous montre que les Alpes ne sont pas un monde solidaire. Ainsi, les nombreuses représentations spatiales existantes de la région alpine, dont les six visions de l’étude mentionnée ne fournissent qu’un aperçu, nous mettent face à plusieurs contradictions. Nous en avons identifié trois, qui permettent de mieux saisir la difficulté à mobiliser une représentation de l’espace alpin dans le cadre de l’élaboration politique.

L’espace alpin se caractérise tout d’abord par une dichotomie entre l’image de « barrière » et celle de « charnière » (selon la définition, par exemple, de F. Gregoli, 1999), ou élément de continuité, attribuées aux Alpes. Raffestin, en reconstruisant l’histoire des mythes et des représentations des Alpes, décrit comment ces dernières ont dressé au cours de l’histoire une « Méditerranéenne pétrifiée entre le Nord et le Sud de l’Europe (…) postulant un ‘ici’ et un ‘ailleurs’ qui ont conditionné les activités des populations, leurs échanges et leur existence » (Raffestin, 2001 : p. 14). Cette image est particulièrement prégnante dans le domaine des transports, où elle peut être mise en relation avec des politiques d’offre de transport divergentes et d’une conception variable selon les pays et les acteurs des principes devant présider à la régulation du trafic dans la région. Les Alpes représentent une barrière non seulement du point de vue des territoires qui les entourent et des acteurs qui doivent les traverser, mais elles sont aussi un obstacle, une frontière sans cesse à conquérir par les hommes qui les habitent. La montagne a ainsi été associée au cours de l’histoire à l’idée de séparation, en justifiant sur la base d’une image d’obstacle aux relations sociales le découpage du territoire alpin et la définition des frontières nationales. Néanmoins les Alpes sont aussi une « charnière » : du point de vue européen, tout d’abord, puisque le système des traversées alpines assure une communication sans solutions de continuité avec le reste du territoire continental, mais surtout d’un point de vue alpin, puisqu’elles constituent un élément de continuité et d’unité pour les territoires des Alpes, qui partagent une communauté d’enjeux associés à l’image de la montagne (modes de vie, activités, paysages…). Tous ces éléments traduisent le sentiment d’appartenance à une zone unique, mobilisé par les acteurs alpins dans le but de justifier des actions spécifiques ou leur intervention dans certains domaines, mais qui renvoie néanmoins à deux autres dichotomies de l’espace alpin.

La deuxième dichotomie est celle qui oppose à l’idée d’une spécificité alpine l’analogie de ce territoire par rapport aux autres territoires européens. Ainsi, si on observe quelles sont les questions les plus fréquemment évoquées à propos des problématiques et des défis du développement alpin, on constate que l’unicité de cette région et de son patrimoine environnemental, historique et culturel, qui justifie au niveau politique la volonté de préserver les caractéristiques fondamentales de cette zone, recoupe une image des Alpes moins « hors du commun ». Par exemple, l’image des Alpes qui se dégage des résultats d’une enquête Delphi, réalisée auprès d’un panel d’experts dans le cadre du projet Diamont du programme Interreg IIIB Alpine Space, est celle d’une région confrontée aux mêmes questions que d’autres espaces. Ainsi, le développement de l’urbanisation est une tendance de fond qui s’observe partout en Europe, avec les mêmes effets dans les Alpes qu’ailleurs (Boesch et Sigrist, 2006). De même, les problèmes liés à l’agriculture et aux activités traditionnelles sont les mêmes qui causent un ralentissement de ces secteurs ailleurs en Europe. Par ailleurs, les questions plus facilement considérées comme spécifiques alpines, telles les atteintes environnementales et les impacts de l’accroissement du trafic et de la mobilité, ne sont pas étrangères aux autres régions européennes. Ainsi, la mobilisation de l’argumentaire environnemental à l’échelle des Alpes, pour autant que ce dernier puisse être particulièrement évident et pertinent par rapport aux territoires alpins, est aussi à mettre en relation avec un processus d’organisation spatiale des relations politiques, qui s’appuie sur une redéfinition des espaces à partir d’un travail d’identification des éléments de proximité et de continuité pouvant justifier des nouvelles formes d’intervention. Les spécificités environnementales mises en avant à l’échelle alpine relève donc d’abord des valeurs qu’on attache aux contextes impactés et aux critères adoptés dans la mesure et la valorisation de ces impacts dans le cadre de l’évaluation des mesures politiques à mettre en place.

Une troisième dichotomie de l’espace alpin est celle entre l’homogénéité de son territoire, qui fonderait l’idée d’une unité alpine, et la différenciation interne qui sous plusieurs aspects caractérise cet espace. En effet, même lorsque certaines valeurs et enjeux sont reconnus comme alpins, il faut constater qu’ils ne le sont jamais à une échelle pan-alpine. Les questions-clés du développement des Alpes ne sont pas ressenties de la même façon partout, mais il y a au contraire des différences d’expression des problèmes qui varient selon le pays, la région, le territoire. Ainsi, par exemple, l’enjeu de la durabilité, qui est unanimement reconnu comme fondamental, est en réalité poursuivi avec des degrés très différents à l’intérieur des politiques régionales des divers pays alpins. La sensibilité différente vis-à-vis de la durabilité est une expression de la différenciation interne au sein de cet espace que l’on appelle globalement alpin, mais qui regroupe à la fois des territoires en déclin, quelques-unes des régions les plus riches d’Europe, des territoires enclavés et marginaux et des territoires à forte accessibilité, dotés d’infrastructures de transport à l’avant-garde. L’espace alpin se caractérise ainsi par la présence simultanée de formes de continuité et de formes de différenciation territoriale. Cette différenciation interne rend difficile la mise en place de politiques permettant de défendre des principes communs. Ainsi, par exemple, la Convention alpine, qui met en avant des exigences reconnues et partagées par les territoires de cette région, comme la préservation du patrimoine environnemental des Alpes et du cadre de vie des populations, montre une difficulté particulière à poursuivre ces objectifs communs, justement en raison des limites rencontrées par les pays à trouver des équilibres entre les enjeux de préservation du patrimoine naturel et culturel, d’une part, et le développement économique et social du massif, d’autre part (Gerbaux et Zuanon, 1995). L’espace alpin se caractérise donc comme un espace de conflits et un espace d’intérêts communs à la fois. Cette troisième dichotomie qui partage cet espace montre bien toute la difficulté de parvenir à mettre en place des politiques qui ont pour objet spécifique les Alpes ou une problématique que l’on définit « alpine ».

Il en résulte que l’exercice de la coopération transnationale est une tâche problématique, souvent difficile à mettre en œuvre. Même au sein d’un territoire apparemment homogène comme celui des Alpes, les oppositions entre niveaux de gouvernements et mondes différents (économique et politico-institutionnel, par exemple) sont nombreuses et s’accompagnent par une « bataille des représentations, qui peut être courtoise, mais pas moins rude » (Bausch et al., 2005). Face à une telle pluralité de représentations, d’acteurs et d’enjeux, il devient important de comprendre quelles sont les opportunités et les limites de la coopération alpine, les chances de succès d’une stratégie de convergence, qui permettrait de réduire les conflits et d’élaborer des politiques territoriales en mesure de répondre au plus grand nombre d’exigences de l’espace alpin. Il s’agit de poursuivre et approfondir les réflexions menées par exemple par Janin Rivolin (2006) qui, en conclusion de son étude des politiques territoriales alpines, identifie justement dans un manque d’intégration politique à la fois horizontale (entre les objectifs des différentes politiques sectorielles) et verticale (entre les objectifs poursuivis aux différents niveaux de gouvernement, du supranational au local) les limites et les difficultés de la coopération alpine.

Néanmoins, dans certains domaines cette coopération marque des avancées importantes. Dans le cadre des politiques de transport, notamment, on observe, depuis plusieurs années, un processus de construction d’un espace politique couvrant la totalité de la chaîne alpine. Les politiques de transport envisagées et discutées à cette échelle s’avèrent innovantes, tant du point de vue des objectifs poursuivis et des mesures conçues que du point de vue des formes d’organisation politique de négociation et de coopération mises en place pour les élaborer. Elles se révèlent, en outre, centrales pour la constitution d’organismes aux compétences élargies, tels la Convention Alpine (6.3.2). L’étude de l’émergence d’un espace géopolitique des transports alpins s’avère donc intéressante à la fois du point de vue de l’analyse politique des processus décisionnels et du point de vue de l’évaluation des politiques de transport de marchandises. En reconstruisant les premières étapes de l’émergence d’un espace alpin en Europe (6.3.1) et au niveau national dans l’ensemble des pays alpins (6.3.2), nous verrons comment les problématiques des politiques publiques discutées à cette échelle se sont modifiées au fil du temps et comment cette évolution s’est traduite par une affirmation des problématiques de transport au centre des processus de négociation politique.