6.3.1.La dimension européenne de la coopération transnationale

L’idée et le nom même d’Espace alpin naissent au sein de l’Union européenne, dans le cadre de sa politique de construction territoriale. L’espace alpin doit donc en partie à l’Europe son émergence et son existence, mais surtout le changement d’image et de statut des Alpes dans la représentation géographique du continent.

Du point de vue de l’Union européenne et de son objectif de construction d’un espace sans frontières, les Alpes représentent une barrière physique évidente, d’ailleurs clairement définie, dans le Livre Blanc de 2001, comme l’un des « goulots d’étranglement » de la circulation et de la fluidité des échanges entre les pays européens. Cette idée d’un goulot d’étranglement alpin remonte aux réflexions menées au milieu des années 1980 autour des obstacles et des exigences liés à la construction du marché unique. Les mesures en vue de cet objectif énoncées par le Livre Blanc de 1985 de Jacques Delors visaient à stimuler la reprise économique, à garantir les libertés de circulation des personnes, des biens, des services et des capitaux et à fusionner les marchés nationaux en un marché unique. En pratique, il s'agissait d’éliminer les frontières juridiques, fiscales et techniques intérieures qui empêchaient la mise en œuvre du marché commun européen préconisé depuis le Traité de Rome de 1957. Du point de vue de cette politique de cohésion, les Alpes offrent à l’Europe un terrain d’investissement privilégié. En effet, non seulement elles érigent une barrière physique à l’encontre des possibilités de communication et de circulation des flux de trafic entre les pays membres, mais elles présentent aussi deux frontières importantes à l’intérieur du territoire européen62, qui empêchent la continuité territoriale au sein de l’Union. De ce point de vue, l’investissement de l’Europe dans la région alpine représente une occasion unique pour construire et tester sa capacité de gouvernance sur un territoire transfrontalier. En outre, cela lui permet de s’engager sur deux thématiques importantes et encore largement lacunaires de la construction politique européenne : l’environnement et les transports. Dès lors, l’engagement européen dans la région alpine peut être lu à la lumière de cette signification particulière que les Alpes acquièrent tant dans le cadre des politiques territoriales européennes que dans le domaine plus spécifique des politiques des transports.

Nous avons déjà vu dans la partie précédente de cette thèse, portant sur l’étude du projet Lyon-Turin, que l’intérêt de la politique de transports européenne à propos des Alpes repose sur deux objectifs prioritaires. Premièrement, en matière d’infrastructures, l’Europe s’engage sur la construction d’un réseau d’infrastructures de transport à l’échelle continentale. Sur ce point, son intervention s’oriente naturellement sur les franchissements de frontière, où elle vise l’élimination des « maillons manquants » qui encore limitent la fluidité de circulation sur les axes de transport européen. Dans le cadre de cette politique, son rôle et son intervention acquièrent un rôle particulier dans la région alpine, où la frontière correspond souvent à la crête sommitale, donc à l’obstacle le plus difficile à franchir. Dans ce contexte, l’effet de levier des aides spécifiques qu’elle peut apporter semble plus déterminant pour des ouvrages financièrement plus onéreux qu’ailleurs. Le deuxième objectif de la politique de transport européenne est la défense des principes fondateurs de l’Union (la liberté de circulation et le principe de non-discrimination). Dans ce domaine, l’intervention européenne vise à gommer l’espace alpin – perçu en tant qu’obstacle – du cadre de l’espace global européen des transports et à effacer toute spécificité et autonomie d’initiative (notamment de la Suisse et des territoires locaux), en essayant d’étendre à l’ensemble du territoire alpin, y compris en Suisse donc, les mêmes règles et principes qui gouvernent la politique des transports de l’Union européenne. Néanmoins, si dans le cadre de sa politique des transports l’Europe continue d’alimenter une représentation des Alpes comme barrière, ailleurs elle tient un discours différent. Notamment, dans le cadre du processus de construction d’un système de gouvernance territoriale à l’échelle européenne, elle est à l’origine d’un renouveau de l’image des Alpes et de l’émergence du concept d’espace alpin.

Notes
62.

Outre à la Suisse, jusqu’en 1995 l’Autriche non plus n’était pas un Etat membre de l’Union européenne.