6.3.2.La dimension alpine de la coopération transnationale

La dynamique européenne de la construction d’un espace alpin se trouve confrontée à une dynamique parallèle portée par les pays alpins, qui s’organise autour de la préparation d’une Convention alpine. La Convention alpine est à la fois un traité international signé en 1991 (et entré en vigueur en 1995) par les pays de l’arc alpin et un organisme décisionnel aux compétences élargies. Le Secrétariat permanent de la Convention alpine a été établi en 2002 avec la mission de fournir un appui technique, logistique et administratif à la mise en œuvre de la Convention et de ses protocoles et de coordonner les activités dans le domaine de la recherche, de l'observation et de l'information sur les Alpes. La Convention alpine établie par les huit pays alpins (Allemagne, Autriche, France, Monaco, Italie, Liechtenstein, Suisse, Slovénie) dessine un périmètre d’action différent de celui de l’Espace Alpin du programme Interreg IIIb. A la différence de ce dernier, calé sur les territoires des Régions, l’espace alpin de la Convention est plus restreint et limité aux seuls territoires appartenant à la chaîne alpine, comme l’illustre la figure suivante. Le passage de la macro-région de l’Arc alpin à l’espace de la Convention alpine, en passant par l’espace alpin des programmes Interreg IIIb, marque un parcours de focalisation croissante sur la montagne et d’exclusion des zones périalpines dans la définition de l’espace alpin. Une telle différence dans la délimitation du périmètre de l’espace alpin implique évidement une définition différente des problèmes à traiter. Par exemple, comme nous l’avons rappelé plus haut en évoquant les visions possibles du monde alpin, la représentation propre à la coopération régionale des initiatives Interreg englobe l’ensemble des aires métropolitaines autour de la chaîne de montagne et oppose, donc, une vision de croissance urbaine à trois autres visions qui caractérisent l’espace alpin défini par la Convention alpine : celle du monde montagnard, celle de la préservation environnementale et celle du développement touristique (Bausch, 2005).

Fig. 42 – L’espace de la Convention alpine

Source : www.conventionalpine.org

La Convention alpine est l’expression des États centraux des pays alpins. En cela elle se pose en opposition à la coopération transnationale dessinée par les initiatives communautaires Interreg, expressions de la politique régionale européenne, même si elle plonge ses origines dans les transformations portées par le processus européen. Elle est, en outre, le résultat de plusieurs autres évolutions dans des contextes variés. En effet, au début des années 1990, les conditions étaient particulièrement favorables à cette initiative. Depuis les années 1970, un certain nombre d’initiatives de coopération locales avait déjà mis en exergue l’existence d’intérêts alpins communs et d’une culture alpine 64. Ensuite, avec la chute du rideau de fer, une situation exceptionnellement propice à la coopération s’était créée, l’Union européenne fonctionnait de manière plutôt satisfaisante et les questions environnementales figuraient parmi les priorités de l’agenda politique (Schleicher-Tappeser, 2006). La création de la Convention alpine est surtout le fruit du travail mené par le milieu associatif (voir à ce propos le rôle joué par la CIPRA dans l’histoire de la Convention alpine, décrit dans le paragraphe suivant), qui depuis longtemps milite pour que l’Union européenne se dote d’une politique globale de la montagne en Europe. Nous avons vu que les aides européennes en faveur des zones de montagne comprennent essentiellement deux volets : dans le cadre de la politique agricole commune, des aides financières en faveur des zones défavorisées sont attribuées depuis 1975 à certaines territoires alpins et, dans le cadre de la politique régionale, des aides spécifiques sont destinées à des projets de développement à travers les programmes Interreg. Toutefois ces aides sont jugées insatisfaisantes par de nombreux acteurs et groupes de pression (Gerbaux, 2004). Notamment, les critiques portent sur le fait qu’il s’agit d’interventions ponctuelles, manquant d’une vision globale. Des nombreuses associations militent, depuis des décennies, en faveur d’une meilleure prise en compte des questions montagnardes au sein des politiques européennes. Dans ces revendications, la thématique de la protection de la nature dans les régions de montagne revêt un rôle central, même si elle n’est pas défendue de manière homogène à l’échelle alpine. Le thème de la protection environnementale et paysagère est, en effet, une référence fondamentale pour les associations suisses, autrichiennes et allemandes, alors qu’en France et en l’Italie elles montrent une moindre sensibilité vis-à-vis de ces préoccupations. Ce manque d’homogénéité est néanmoins destiné à s’estomper au fil du temps. Trois facteurs notamment viennent modifier le panorama et les capacités d’intervention des associations : d’un côté, la diffusion, avec la conférence de Rio, des idées de développement durable et la mise en exergue de la situation spécifique des zones de montagne du monde et, de l’autre, un mouvement d’européanisation des organisations internationales de la protection de la nature (Gerbaux, 2004). Le dépassement des frontières nationales, la mise en réseau et l’acquisition de compétences techniques de plus en plus approfondies donnent plus de poids et de capacité d’intervention à ces acteurs. A ce propos, J. Lolive met en lumière l’émergence d’une expertise alpine qui, portée par les grands réseaux associatifs transalpins, se développe sur le terrain de l’environnement, en mettant ainsi en œuvre une « stratégie de déplacement » par rapport à l’expertise technique que peuvent faire valoir les institutions et les administrations (Lolive et Tricot, 2000 ; 2004). En analysant les actions de deux réseaux associatifs internationaux transalpins, CIPRA et ITE (Initiative Transport Europe), l’auteur montre que l’émergence d’une expertise spécifique alpine est le fruit d’un travail qui s’alimente à la fois des ressources réglementaires (la définition d’une Convention alpine, notamment), des compétences associatives et des ressources scientifico-techniques, qui donnent visibilité et crédibilité au mouvement, tout en élargissant sa sphère d’influence. Nous verrons, dans le paragraphe qui suit, comment concrètement la CIPRA s’est mobilisée et a permis la naissance de la Convention alpine.

Notes
64.

La première structure de coopération transfrontalière est la communauté de travail des régions des Alpes centrales (ARGE-ALP), créée en 1973. Elle se compose aujourd’hui de neuf régions dans quatre pays différents. Ensuite, une nouvelle communauté de travail pour les Alpes orientales (l’Alpes-Adria) a été créée en 1978 à l’initiative de neuf régions de l’Autriche, de l’Italie, de la République Fédérale Allemande et de la Yougoslavie. Aujourd’hui elle se compose de dix-huit régions, dont cinq comités hongrois. En 1982 est née la COTRAO, la communauté de travail des Alpes occidentales, qui rassemble des cantons suisses et des régions françaises et italiennes. Enfin la communauté de travail jurassienne a été créée en 1985 et réunit quatre cantons suisses et la région Franche-Comté.