6.3.2.4.Les limites de la Convention alpine

Néanmoins, la Convention alpine rencontre de nombreuses limites quant à son application. Une partie de ces limites tient à la structure de ce traité et aux modalités de négociation qui l’ont créé. L’effort de concertation qui a inspiré les travaux d’élaboration de la convention et des différents protocoles s’est limité, en effet, aux États des pays alpins. Même si des organisations alpines et internationales ont été admises ces dernières années à participer aux activités des commissions et des groupes de travail de la Convention alpine en qualité d’observateurs, la négociation de la convention et la rédaction des protocoles a néanmoins presque uniquement concerné les ministères de l’environnement des gouvernements centraux. La démarche de concertation n’a pas su impliquer les pouvoirs locaux et régionaux et s’est avérée par conséquent assez peu démocratique. Cette lacune pose des problèmes d’applicabilité et d’acceptation conséquents lorsque l’on passe d’une phase de définition des grands principes à une phase plus concrète d’élaboration ou de négociation des mesures à mettre en place. La longueur du processus de rédaction et, surtout, de ratification des différents protocoles d’application de la convention cadre témoigne ainsi de la difficulté à faire accepter à l’ensemble des territoires et des acteurs alpins les mesures qui permettraient de traduire dans la pratique les principes que les États ont établis à un niveau théorique.

En outre, la recherche d’un consensus « concret » autour de la mise en place de mesures politiques dans les différents domaines est encore compliquée par le fait que la rédaction de chaque protocole a été confiée à un pays différent. Ce partage marque les divers textes, qui témoignent souvent d’une vision très nationale des problèmes (Gerbaux et Zuanon, 1995). Ainsi, l’approche globale recherchée dans la convention cadre se dilue dans les protocoles d’application. En effet, les pays qui ont voulu instruire un certain dossier, l’ont en général choisi parce que le thème en question les intéressait particulièrement et ils désiraient défendre une vision ou un intérêt précis. Ainsi, ce n’est pas un hasard si la Suisse a pris en charge la rédaction du protocole sur les transports, le plus lourd de conséquences et le plus controversé. La longueur du processus de ratification des protocoles doit aussi beaucoup à cette modalité d’élaboration qui cherche à impliquer l’ensemble des pays dans la définition des lignes guides d’une politique globale pour les Alpes mais se heurte forcément aux différences d’intérêts entre les États.

Il convient en outre d’ajouter les difficultés qui tiennent à la place différente que les Alpes occupent au sein des huit pays alpins. Pour chacun, les Alpes diffèrent considérablement par la surface, leur répartition sur le territoire national, la population concernée et, plus généralement, par la portée symbolique de ce territoire. Les deux tableaux suivants montrent ces différences en termes de surface et de population des Alpes par rapport au total national.

Fig. 43– Part du territoire couvert par la Convention alpine par rapport au territoire national

Source : SOIA 1999 67

Fig. 44 - Part de la population qui habite dans le périmètre de la Convention alpine par rapport à la population totale de chaque État
Fig. 44 - Part de la population qui habite dans le périmètre de la Convention alpine par rapport à la population totale de chaque État

Source : SOIA 1999

Ainsi, au niveau des gouvernements centraux, les Alpes peuvent avoir une importance et une visibilité au sein des questions générales des États très variables. Il est évident que cela peut rendre particulièrement problématique la recherche d’une convergence entre des gouvernements pour qui les questions alpines sont centrales et des gouvernements où ces questions n’ont qu’une importance marginale, voire très marginale, parmi les problèmes de l’agenda politique national. La recherche d’un consensus risque, dans une telle situation, de miner la poursuite des objectifs de la Convention alpine, qui, du fait des difficultés à trouver une entente entre intérêts divergents, se trouve face au risque de se transformer en un accord formel aboutissant à des propositions minimales. En effet, malgré un changement d’approche politique au cours des années 1990, qui a remplacé l’objectif initial de la protection environnementale par un objectif de développement durable, la Convention alpine reste encore largement perçue comme trop axée sur le premier aspect et les différents acteurs impliqués dans le processus de ratification ont du mal à trouver un accord entre des objectifs environnementaux, souvent interprétés comme pouvant brider le développement économique, et des objectifs économiques, dont on craint les impacts sur la nature.

Schleicher-Tappeser formule une critique de la Convention alpine plus axée sur le fond du processus d’élaboration. Pour cet auteur, la Convention alpine s’est construite dans une perspective essentiellement statique. Cela signifie que les travaux et les négociations se sont pour la plupart concentrés sur l’élaboration des textes législatifs contenant des devoirs et des objectifs qui devaient être votés par la globalité des Parlements nationaux. Alors que le processus décisionnel s’est focalisé sur la production de ces règles, un moindre intérêt a été porté à la question de savoir comment faire évoluer la législation, développer des approches innovantes et stimuler des initiatives à tous les niveaux. Or, pour mettre en œuvre le développement durable dans les Alpes, il conviendrait d’organiser un processus d’apprentissage collectif plutôt que de mettre en place des règles strictes (Schleicher-Tappeser, 2006).

Ce constat renvoie au premier des obstacles au développement de la Convention alpine, déjà soulignés en début de cette partie. En effet, la nécessité d’enclencher un processus d’apprentissage implique une coopération plus active avec les autres niveaux de gouvernement et avec les autres formes de coopération existantes sur le territoire, avec l’Union européenne et les régions donc, voire avec des échelons plus fins du territoire et les populations locales. La construction du consensus dans un contexte participatif relève, en effet, d’un mécanisme d’apprentissage collectif qui est le fruit du partage de l’information, des expériences et des connaissances théoriques et pratiques dont disposent les différents acteurs. Concertation et information se rejoignent et deviennent deux éléments fondamentaux dans le cadre politique redessiné par l’affirmation du principe du développement durable, qui implique, entre autres, une équité territoriale dans la prise de décisions. A ce jour, ce qui fait encore défaut à la coopération alpine est une approche de gouvernance multi-niveaux, en mesure de faire participer aux processus décisionnels les échelles de gouvernement nationales, régionales et européenne, tout en prenant en compte les opinions et les exigences exprimées par les différents porteurs d’intérêt en présence. Un exemple en ce sens existe dans le cadre de la Convention alpine, mais il est limité à l’Autriche. Ce pays a créé un comité national pour la Convention alpine qui regroupe tous les ministères concernés, les différents niveaux politiques et les principales ONG actives sur les questions abordées par la Convention. Les conditions d’échange des informations et de concertation permises par le comité ont rendu possible la ratification de tous les protocoles en 2002. Mais l’Autriche représente, dans le domaine de la gouvernance multi-niveaux, une exception dans les Alpes. Son activisme sur les dossiers environnementaux et du transport explique, conjointement aux procédures dont elle a su se doter, pourquoi ce pays est aujourd’hui l’un des trois seuls dans lesquels la Convention alpine est entrée en vigueur avec tous les protocoles. Au contraire, dans les autres pays, la Convention alpine, restée de l’unique ressort de l’État, se pose ouvertement en conflit avec les compétences et l’autonomie des régions, très développées dans la plupart des cas. Dans les États fédéraux ou à forte autonomie, les régions craignent une érosion de leurs compétences. Les résultats d’une table ronde, organisée à l’occasion de la 54ème Journée allemande de la géographie en 2003 au sujet des obstacles que la Convention alpine rencontre en tant que traité international, ont montré qu’en Italie, par exemple, les régions autonomes situées dans l’espace alpin (le Val d’Aosta, le Friuli Venezia Giulia et le Trentino Alto Adige) montrent une méfiance particulière par rapport à la Convention, plus forte que dans les autres régions. En Suisse, les cantons se montrent également réticents à son regard et y voient un nouvel instrument du pouvoir étatique, peu compatible avec les structures fédéralistes existantes. Le même problème se pose d’ailleurs dans le cas des États centralisés comme la France, où les régions ont une moindre autonomie et craignent une perte des compétences acquises. Ici, en effet, les instances régionales ont obtenu à travers les dispositions de la loi montagne de 1985 68 de plus amples marges d’intervention, qui sont désormais remis en cause par la Convention alpine (Bätzing et al., 2004).

Par ailleurs, un problème majeur de la Convention alpine concerne les relations de ce traité avec l’Union européenne. La reconnaissance de la spécificité alpine est une question problématique pour l’Europe. En ce qui concerne les caractéristiques de montagne de cet espace, les Alpes sont à considérer, du point de vue européen, comme l’une des nombreuses régions de montagne d’Europe. Par conséquent, elles ne nécessiteraient pas une politique spécifique, mais pourraient rentrer dans le cadre d’une politique générale de la montagne à l’échelle européenne, qui reste néanmoins encore à définir. D’un point de vue plus général, les Alpes ne présentent pas de particularités économiques ou sociales. Les Alpes font partie de la zone de croissance du Schéma de développement de l’espace communautaire (SDEC). Leur délimitation, telle qu’elle est proposée par la Convention alpine, n’est pas reconnue dans le cadre de ce modèle, qui est au contraire basé sur les frontières politiques nationales. La macro-région de l’Arc Alpin, définie par l’étude Europa 2000+, se présente comme un territoire « normal » en Europe. Ses caractéristiques économiques et d’urbanisation ne justifient pas de politiques ou interventions spéciales ; au contraire, la « découverte », dans le cadre d’Europa 2000+, d’un territoire de montagne riche et articulé vient marginaliser davantage la place de la thématique de la montagne au sein des politiques européennes et justifier la réduction des fonds structurels destinés à cette région, qui a lieu avec l’élargissement européen. Néanmoins, la vision européenne n’est pas si univoque et dans certains politiques sectorielles, comme les transports, mais aussi celles relatives aux conséquences du changement climatique, l’Union européenne montre une reconnaissance implicite de la question alpine.

En général, la vision prédominante européenne se heurte à la vision de l’espace alpin proposée par la Convention alpine sur le point de l’homogénéité par rapport au reste du territoire continental. Cette dernière, de fait, fait ressortir à travers ses protocoles les particularités de cet espace. C’est pour cette différence que l’Union européenne n’a pas participé au processus de la Convention alpine et qu’elle se montre particulièrement réticente à ratifier de nombreux protocoles. En effet, même dans le domaine des transports, où elle reconnait une certaine spécificité des Alpes, cette reconnaissance relève principalement de l’effet de fracture que ces montagnes imposent à la fluidité de circulation et des trafics et, plus globalement, à la continuité territoriale européenne. Dans ce domaine, son objectif consiste principalement à effacer cette spécificité. Les projets TEN-T concernant l’arc alpin, les deux tunnels de base de la ligne Lyon-Turin et de la ligne Verone-Munich, en shuntant les Alpes, effacent cet élément d’interruption de la continuité de la carte européenne des axes de transport. Cette vision différente de l’espace alpin explique le comportement hésitant et contradictoire de la Commission européenne par rapport à la ratification du protocole Transports69, alors que les objectifs fixés par ce dernier concordent pour une grande partie avec les objectifs énoncés par le Livre Blanc européen. Les deux textes partagent l’objectif général de la durabilité des transports et de la mobilité. Pour le protocole Transports, il faut « réduire les nuisances et les risques causés par le trafic, de façon à les rendre supportable pour les êtres humains, la faune et la flore… ». Pour le Livre Blanc, « le trafic doit adopter une évolution supportable sur la durée ». Les deux documents s’accordent aussi sur la nécessité d’une approche globale et s’approprient la question de la mise en œuvre d’une nouvelle politique des transports pour les Alpes d’une manière similaire. L’amélioration des transports ferroviaires et du transport combiné par l’aménagement d’infrastructures complémentaires doit aller de pair avec l’introduction de mesures tarifaires dans le domaine des transports routiers, dans une optique de mise en place d’un principe de vérité des coûts. Donc, ce n’est pas dans les objectifs, mais dans le partage des compétences que résident les explications de la réticence européenne face à la ratification des protocoles. Une explication réside notamment dans le caractère juridique de la Convention. En tant que traité contraignant de droit public international, l’adoption par le Conseil européen de la Convention et de ses protocoles rendrait ces derniers contraignants pour les organes de la Communauté européenne et pour les États membres au titre des accords communautaires et conformément à l’art. 300 al. 7 du Traité de l’UE. Ainsi, dans la hiérarchie des normes, ces traités seraient alors au-dessus des documents juridiques de la CE. La Convention alpine pose donc des questions de légitimité importantes et elle risque d’interférer avec le principe de subsidiarité européen, d’où l’hésitation que l’Union a montrée pendant longtemps quant à son acceptation70.

Notes
67.

Le Système d’Observation et d’Information des Alpes (SOIA) est un dispositif mis en place dans le cadre de la Convention alpine qui rassemble des données destinées à l'évaluation des aspects économiques, sociaux et écologiques des régions alpines.

68.

La loi n°85-30 du 9 janvier 1985, relative au développement et à la protection de la montagne, a un caractère de loi d’aménagement et d’urbanisme et vise à établir un équilibre entre le développement et la protection de la montagne. Cet entité géographique spécifique est subdivisée en huit Massifs, définis par référence à leur configuration de terrains d’altitude (dénivelé, climat et végétation) : Alpes du Nord, Alpes du Sud, Pyrénées, Corse, Jura, Vosges, Massif Central et Réunion.

Les directives territoriales d’aménagement sont établies pour chacun des massifs et peuvent adapter les seuils et critères des études d’impacts et des enquêtes publiques spécifiques aux zones de montagnes en fonction de la sensibilité des milieux concernés. Le Conseil National de la Montagne est présidé par le Premier Ministre et regroupe des parlementaires, des représentants d’organismes publics et des comités de massifs. Il n’intervient qu’à titre consultatif dans un but de coordination entre les massifs. En effet, le choix au niveau local est fait par les Comités de massifs où les représentants des collectivités locales, des chambres consulaires et des organismes socioprofessionnels jouent le rôle principal. Ils émettent des recommandations et ont pour mission de proposer, conseiller et coordonner les actions visant à promouvoir les politiques de développement, d’aménagement et de protection des massifs. Ils sont consultés pour les projets d’Unités Touristiques Nouvelles (UTN).

69.

La Commission européenne a ratifié le protocole Transports seulement le 12 octobre 2006.

70.

Le processus de ratification ne s’est pas encore conclu à la date à laquelle nous écrivons. La consultation de l’état de ratification des protocoles sur le site de la Convention alpine ( http://www.alpenkonvention.org/ page3_fr.htm , consulté le 8 octobre 2008) montre qu’à ce jour l’Union européenne n’a toujours pas ratifié 4 protocoles : protection de la nature et entretien des paysages ; aménagement du territoire ; forêts de montagne ; règlement des différends. En outre, parmi les protocoles qui ont été ratifié seulement 4 sont entrés en application : agriculture de montagne ; protocole de Monaco ; tourisme ; énergie ; protection du sol.