6.4.Conclusion : les transports, un élément de l’espace politique alpin

Nous avons choisi, tout au long de ce chapitre, de traiter de la formation d’un espace politique alpin en concentrant le propos sur la politique de l’Union européenne en la matière et sur l’émergence de la Convention alpine. Cela ne signifie pas que l’espace politique alpin se réduise à ces deux seuls aspects. Les initiatives de coordination à l’échelle du massif alpin des associations environnementales participent, par exemple, également de ce processus de construction d’un espace alpin. A ce propos, nous avons mentionné l’exemple de l’intervention de la CIPRA dans la construction d’une Convention alpine. Leur originalité, leur efficacité et leur articulation à plusieurs échelles mériteraient sans doute que l’on s’y arrête davantage. Il semble en revanche que la politique européenne et l’histoire de la Convention alpine mettent mieux en évidence les évolutions d’un plus grands nombre d’acteurs sur la conception des Alpes comme un espace d’intervention politique.

Néanmoins, malgré le fort potentiel en matière de coopération et l’existence des nombreuses expériences pan-alpines que nous avons abordées, sur base régionale, nationale et européenne visant un développement d’ensemble de cet espace, il faut remarquer que la concrétisation des objectifs qui ont alimenté ces diverses initiatives est souvent défaillante. Dans les Alpes, beaucoup sont déçus par l’évolution de la Convention alpine. La distance entre les objectifs énoncés et les moyens mis à disposition explique cette déception, qui s’alimente du constat que la lenteur des progrès concrets dans certains champs se heurte à la vitesse des mutations liées à la mondialisation (Boesch, 2005) et au changement climatique (Beniston, 2005). L’incapacité à mettre en place un système de coopération non seulement multilatérale, entre les différents pays, mais aussi multi-niveaux, entre les différentes expressions des territoires, est, comme nous l’avons expliqué, l’une des causes du retard, de la lenteur et de l’inconsistance qui caractérisent aujourd’hui la coopération dans les Alpes et, notamment, l’initiative plus importante dans ce cadre, la Convention alpine.

Toutefois, en dépit des difficultés de concrétisation de cette Convention et des limites liées à une modalité de coopération sectorielle et ponctuelle dans l’ensemble des contextes de gouvernance territoriale – à l’échelle régionale et européenne donc –, on constate que les principes généraux ayant inspiré toutes les initiatives de coopération sont poursuivis avec plus d’efficacité paradoxalement dans le domaine qui a soulevé le plus de conflits lors du processus de ratification des différents protocoles d’application de la Convention alpine, à savoir les transports. Dans ce domaine, en effet, le problème lié à la difficulté de concilier entre les exigences économiques et les exigences environnementales se présente de manière plus aiguë qu’ailleurs. Comme l’explique Noël Lebel, ancien secrétaire général de la Convention alpine, dans l’entretien qu’il nous a accordé :

‘« sur le Protocole Transports, il y a un débat d’interprétation particulièrement animé. Les uns le vivent comme quelque chose qui bride exagérément le développement nécessaire à l’économie, les autres estiment qu’on n’est pas encore trop rigoureux car on permet de développer des infrastructures qui vont porter atteinte au milieu naturel et à la biodiversité alpine. Certains ont fait une interprétation extensive, d’autres limitée. La France, par exemple, a choisi de déposer une déclaration interprétative sur le texte au moment de la ratification, ce qui est permis par le droit international. Un jour ou l’autre il faudra saisir un tribunal, comme c’était le cas pour d’autres dispositions de la Convention, pour obtenir une interprétation univoque »71. ’

Et pourtant, comparées à d’autres dossiers, les avancées dans ce domaine sont nombreuses.

En effet, depuis le début, les transports ont joué un rôle central dans la Convention alpine. Le changement d’orientation politique, qui au cours des années 1990 a transformé une politique de protection de l’environnement en politique de développement durable, n’a fait que renforcer la position des transports au sein des débats et des initiatives de coopération. La question des transports dans les Alpes est, de fait, étroitement liée à nombre d’autres questions et d’autres politiques importantes dans ce massif montagneux, concernant à la fois l’aménagement du territoire, le développement économique, le tourisme, la démographie, l’organisation spatiale des activités... On retrouve, à l’échelle de l’arc alpin, une illustration du caractère fondamental mainte fois soulignée (Rémy et Voyé, 1992, par exemple), de la mobilité des biens et des personnes : parce qu’elle n’est que rarement un but en soi mais est liée à la réalisation d’autres activités, parce que, également, elle implique concrètement les individus et les territoires, elle met en jeu la totalité du fonctionnement économique et social d’un territoire. Dans un contexte de développement durable en particulier, les transports interrogent d’emblée les trois dimensions fondamentales du développement, les questions économiques, sociales et environnementales. De la même manière, les politiques de transport influencent de façon spécifique les principales dimensions des objectifs d’équité du développement durable, l’équité sociale, entre les générations et entre les territoires. Enfin, les transports interrogent aussi de manière fondamentale les principes systémiques propres au développement durable attachés au respect de la diversité. Les approches soutenables prônent en effet le respect de la diversité des cadres de vie et des culture locales, recommandent de s’appuyer systématiquement sur les ressources disponibles localement et favorisent la mise en œuvre de solutions développées au sein même des territoires auxquels elles sont destinées. L’élaboration et la mise en œuvre des politiques de transport renvoient à l’ensemble de ces dimensions et impliquent des choix fondamentaux : faut-il favoriser les circulations des biens et des personnes, ou plutôt la consommation locale de ressources produites localement ? Dans quelle mesure un territoire supportant un fort trafic de transit peut-il imposer ses contraintes à un ensemble géographique beaucoup plus vaste, (ou, au contraires, doit-il accepter les nuisances que les autres lui imposent) ?... Ces quelques questions montrent que les transports représentent un terrain d’investissement privilégié pour la mise en place en place d’une politique de développement durable. La gestion des transports permet notamment d’aborder la plupart des thèmes prégnants dans les Alpes et impose de plus en plus souvent de trouver les moyens de concilier les intérêts économiques des territoires et de l’ensemble de l’Europe, les exigences de protection du patrimoine naturel et des populations locales.

C’est ainsi dans le cadre du recentrage des problématiques issu de l’affirmation du principe de développement durable que l’on peut expliquer la prééminence accordée à ce thème dans le contexte de la Convention alpine. En 2004, l’adoption du Programme de travail pluriannuel a établi quatre questions clés qui représentent autant de domaines de travail, dans lesquels coopèrent les Groupes de travail de la Convention alpine et le Secrétariat permanent de la convection. Dans chacun de ces domaines, les groupes de travail doivent élaborer des projets multilatéraux destinés à la production d’une connaissance exhaustive de chaque thématique à l’échelle alpine. Le premier domaine mentionné est celui de la mobilité, de l’accessibilité et du transit. C’est dans ce secteur que les travaux se sont concentrés et ont le plus avancé. Le premier rapport sur l’État des Alpes produit par la Convention alpine a porté sur les transports et sur la mobilité72. La réalisation de ce premier document a pu profiter de la longue expérience du groupe de travail sur les transports, le plus ancien de la Convention alpine et le plus mobilisé et sollicité au cours du processus de ratification des protocoles, qui a été particulièrement conflictuel sur ce dossier. Mais les nouveautés les plus importantes dans ce domaine se situent en dehors du contexte de la Convention alpine. Comme nous le développerons dans les chapitres qui suivent, désormais, les décisions principales concernant les transports sont prises par les ministres des transports des principaux pays alpins dans d’autres cadres institutionnels. En particulier, la création en 2001 du Groupe de Zurich, qui rassemble les ministres des transports de la France, de la Suisse, de l’Allemagne, de l’Autriche et de l’Italie, marque le début d’une nouvelle forme de coopération. Cet organisme de coordination fera l’objet d’une analyse détaillée au cours du chapitre 8. On peut néanmoins d’ores et déjà préciser qu’il s’agit d’une instance très orientée sur l’opérationnel et que sa création a permis des avancées concrètes dans le domaine des transports. Les nouvelles mesures politiques discutées au sein de cette instance présentent un caractère novateur à plusieurs égards. Tout d’abord, elles sont conçues dans une optique pan-alpine. Il est désormais impensable qu’un pays alpin puisse décider et mettre en place une mesure politique dans le domaine de la gestion des trafics et des transports alpins sans une concertation préalable avec les autres pays. En second lieu, ces politiques sont innovantes tant du point de vue de leur contenu, par leur tentative de concilier des objectifs économiques avec des objectifs environnementaux, que du point de vue des solutions concrètes envisagées à cette fin. Ainsi, au regard des résultats obtenus et des modalités de coopération mises en place, le processus décisionnel des politiques alpines de transport semble pouvoir offrir des réponses nouvelles concernant les limites et les défis face auxquels se retrouvent confrontées aujourd’hui la Convention alpine et, plus globalement, la coopération alpine.

Nous nous fixons donc l’objectif de réfléchir au cours des chapitres suivants à la relation entre l’élaboration de ces politiques et la construction d’un espace alpin. Ce processus de construction politique sera étudié à partir des outils techniques de mesure et d’observation des flux de trafic mis en place à l’échelle des Alpes (chapitre 7). L’analyse de leur fabrique, de leur usage et des résultats qu’ils restituent peut fournir, en effet, des éléments intéressants pour la compréhension des processus de construction territoriale. En permettant d’identifier les acteurs pertinents de ce travail et leur positionnement et de repérer les arbitrages sur lesquels est bâtie cette construction, l’analyse des outils de mesure doit permettre de suivre le réagencement des identifications territoriales à partir des représentations territoriales élaborées à travers le recours à ces outils. Le chapitre 7 s’attache donc à reconstruire le processus de représentation d’un espace géographique des trafics alpins. Ensuite, en nous focalisant sur les formes et les lieux de la concertation alpine en matière de gestion des transports, nous tacherons dans le chapitre 8 à mettre en relation les évolutions de représentation de l’espace alpin observées à travers l’analyse des outils d’observation des trafics avec les changements d’organisation des processus d’élaboration politique. Autrement dit, les deux chapitres centraux de cette partie de la thèse visent à mettre en évidence la relation entre un espace géographique des trafics, tel qu’il est représenté et construit à travers les dispositifs de mesure alpins, et un espace alpin des politiques de transport. Les analyses développées dans ces deux chapitres sont mises en parallèle entre elles, dans le but de comprendre quelles représentations de cet espace ont permis de construire une vision convergente de la politique alpine des transports.

Notes
71.

Entretien avec Noël Lebel, ancien secrétaire général de la Convention alpine. Entretien réalisé le 04 juillet 2006.

72.

Convention Alpine (2007), Rapport sur l’état des Alpes : Transport et mobilité dans les Alpes. Secrétariat permanent de la Convention alpine. Innsbruck.