7.1.L’espace alpin des transports : un espace multiforme…

L’évolution de l’approche de la question des transports, tendant à mettre de plus en plus en exergue les effets négatifs en termes de dégradation de la qualité de vie et de l’environnement74, a été davantage marquée pour ce qui concerne les territoires de montagne, en raison d’une sensibilité accrue du milieu naturel, qui rendrait plus aigus les impacts des trafics. Elle l’a été encore plus particulièrement pour les Alpes. De nombreuses études ont été conduites à ce sujet, par exemple dans le cadre du programme d’étude AlpNap75, promu par l’Union européenne au sein des projets de coopération Interreg. Parmi les études réalisées dans ce cadre, Thudium démontre par exemple que les modes de propagation de la pollution atmosphérique et du bruit sont totalement différents dans les Alpes par rapport aux autres montagnes, en raison des conditions climatiques et topographiques particulières de la région. La pollution atmosphérique et sonore y est bien supérieure que dans d’autres reliefs, dans les basses plaines ou dans les chaînes de montagnes moins élevées (Thudium, 2007). A cela il faut ajouter que, en raison de la configuration du territoire, toutes les autres répercussions désormais bien connues des transports (outre la pollution atmosphérique et le bruit – la consommation d’espace libre, la fragmentation du paysage, les accidents…) – ont également un impact plus forts dans ce massif qu’ailleurs. En effet, en raison de la rareté particulière de l’espace habitable, la population, les infrastructures de transport ferroviaires et routières et des trafics conséquents se concentrent sur les mêmes portions réduites de territoire. Dès lors, cette concentration sur un périmètre limité amène certains auteurs à considérer que les effets du transport en termes de consommation d’espace libre et de fragmentation du paysage devraient être évalués de manière différente dans les Alpes par rapport à des zones où les espaces disponibles pour les activités humaines sont moins rares (Monitraf, 2007).

Au final, plusieurs études récentes tendent à démontrer que la globalité des effets négatifs des transports se répercuterait avec une intensité particulière dans la région alpine. La mesure et l’évaluation de ces effets a participé à produire une représentation particulière de la question des transports dans les Alpes, qui est venue modifier les termes dans lesquels cette question a été historiquement représentée et discutée à une échelle internationale. Pendant longtemps, jusqu’au milieu des années 1990, comme nous le verrons mieux dans les paragraphes suivants, la question alpine des transports a consisté essentiellement dans un problème de politique internationale, concernant les relations entre les États européens et la fluidité des échanges commerciaux, posé et traité par les organismes internationaux, notamment la CEMT et la Communauté européenne. Au cours de toute cette période, les choix en matière d’infrastructures de transport dans la région alpine ont été prioritairement dictés par des logiques nationales et européennes. Ces logiques ont privilégié à la fois l’objectif de la fluidité des trafics sur large échelle et l’objectif du développement économique régional, à atteindre par une politique de réduction des disparités d’accessibilité, fondée sur la construction de grandes infrastructures de transport qui auraient pu desservir tant les trafics internationaux que les échanges régionaux. La nouvelle représentation de la question alpine des transports qui s’affirme au cours de la dernière décennie marque un changement dans la gouvernance des politiques de transport et de régulation des trafics à travers cette région. En exprimant un point de vue plus proche des territoires, fondé sur les inquiétudes des populations par rapport à la hausse des trafics de marchandises, cette nouvelle représentation est ainsi à mettre en relation avec l’émergence de nouveaux acteurs politiques dans le processus décisionnel concernant les mesures de gestion et régulation des transports dans cet espace.

L’approche de la question des transports n’est pas uniquement variable dans le temps, elle varie aussi selon les espaces. Ainsi, la question alpine des transports ne connaît pas une représentation univoque même à l’intérieur de l’espace alpin. Les valeurs qui sont attachées à la protection de l’environnement et du territoire, à son exploitation, au développement économique et à la qualité de vie des populations ne sont pas perçues et défendues de la même manière par les différents acteurs ou échelles territoriales dont ce dernier se compose. Si l’augmentation des trafics transalpins de marchandises des vingt dernières années est souvent jugée préoccupante, la difficulté à trouver des solutions partagées et faisables à un problème unanimement reconnu repose sur les différents enjeux liés au même phénomène. Cette augmentation, en effet, fait se croiser des intérêts divergents autour de problématiques diverses, même à l’intérieur de l’espace alpin, concernant à la fois : la capacité des traversées, la fluidité des échanges, l’encombrement d’espaces rares, la préservation environnementale, la sécurité des déplacements, la desserte et accessibilité des territoires alpins et périalpins... Les principaux centres économiques européens situés dans la région sont intéressés à ce que le trafic à travers les Alpes soit sûr, fiable, facile et économiquement non-discriminant, tout comme les opérateurs de transport ou le secteur touristique. Les populations des vallées alpines défendent clairement des intérêts différents et se soucient principalement de se protéger des excès du trafic, mais avec une vigueur variable selon les pays, par rapport à leur poids politique au sein de chaque État, à leur culture spécifique, aux modalités de peuplement et de tourisme de chaque territoire, à la quantité et au type de trafics…

Ces divergences de points de vue constituent à la fois un défi et l’élément moteur de la coopération internationale dans les Alpes autour de la gestion des trafics. Jusqu’à une période récente, malgré l’existence d’un nombre considérable de recherches et d’initiatives d’étude au sujet des effets des transports dans les régions alpines, les actions politiques demeurent toujours attachées à une approche nationale des problèmes. En effet, les mesures de politique des transports et de régulation des trafics n’ont été jusqu’à présent appliquées que très ponctuellement, dans une logique d’action région par région, voire passage par passage. Les stratégies de régulation des flux le long des traversées alpines ont été souvent marquées par des intérêts régionaux et nationaux. Sur la base de ce constat, il faudrait conclure qu’un espace alpin des politiques de transports ou une question globale alpine des transports n’existe pas. Pourtant, les Alpes ne se résument pas uniquement à un ensemble d’espaces éclatés. Au contraire, l’affirmation d’une question spécifiquement alpine des transports dans le milieu scientifique répond à d’autres signes, observables depuis quelques années, d’un processus de construction d’un espace politique couvrant la totalité de la chaîne alpine.

Notes
74.

Les effets des transports sur la santé et sur la qualité de vie ont fait l’objet de plusieurs études. Lange et Ruffini en mentionnent quelques dans l’appel pour l’élaboration de mesures communes qu’ils publient sur la Revue de Géographie Alpine en conclusion du programme d’étude Monitraf (voir note de bas de page n.97) : 1. Bureau régional de l’Organisation Mondiale de la santé pour l’Europe (2005), Programme sur le bruit et la santé ; 2. Agence fédérale allemande pour l’environnement UBA (2006), Transportation Noise and Cardiovascular Risk. Review and Synthesis of Epidemiological Studies. Dose-effect Curve and Risk Estimation ; 3. CEE, ONU et bureau régional de l’OMS pour l’Europe (2002), Programme paneuropéen sur les transports, la santé et l’environnement adopté lors de la réunion de haut niveau sur les transports, l’environnement et la santé, Genève, 05 juillet 2002. Lange S., Ruffini F.V. (2007).

75.

ALPNAP a pour objectif le contrôle et la minimisation du bruit et de la pollution atmosphérique dus au trafic le long des principaux axes alpins de transport terrestre. Il s’agit d’un projet financé par l’Union européenne dans le cadre du programme INTERREG IIIB Alpine Space. Les études ont démarré en janvier 2005 pour une durée de 3 ans. Il rassemble 11 partenaires provenant de 4 pays frontaliers de l’Union (Allemagne, Autriche, Italie et France), et a pour ambition de créer un large réseau transalpin d’experts dans les domaines de la météorologie, de la pollution atmosphérique, du bruit et des effets sur la santé, ces 4 problématiques étant appliquées au cas spécifique des vallées alpines. Le projet ALPNAP est en coopération avec le projet Monitraf, sur le monitoring du trafic routier dans les Alpes (voir note de bas de page n.97).