7.1.1.Les transports et les régions alpines

L’histoire des Alpes est intimement liée à celle des transports. Les évolutions de trafics et les possibilités de transport ont fortement façonné le développement des régions alpines : l’urbanisation et l’économie des Alpes sont inséparables de la circulation ; la géographie des flux et des infrastructures a déterminé celle des peuplements, liée aux opportunités d’emploi, de formation, de développement culturel et économique offertes par le système des traversées alpines (Torricelli, 2002). Aujourd’hui, la richesse de ces régions repose toujours sur leur accessibilité, sur les possibilités d’interpénétration entre les économies locales, nationales et internationales que la présence d’infrastructures de transport ouvre, sur les retombées économiques de plusieurs natures que les circulations sur un territoire peuvent engendrer. Néanmoins, depuis plusieurs années on assiste à une opposition de plus en plus marquée des populations locales à la construction de nouvelles infrastructures de transport, à la réouverture des anciennes lors d’une période de fermeture suite à un accident par exemple et, en général, à une évolution jugée non-maîtrisée des trafics qu’elles permettent d’écouler. Désormais, cette opposition ne provient plus uniquement des riverains, mais elle est de plus en plus exprimée par le milieu politique et économique local, avec un impact variable selon les pays alpins sur la politique nationale. Les territoires locaux jouent donc un rôle important dans l’émergence et la formulation d’une question du trafic transalpin. Plusieurs facteurs expliquent cette émergence et la requête croissante d’une meilleure maîtrise et d’approche nouvelles des questions de transport.

En effet, malgré une certaine homogénéité dans la morphologie de la circulation au niveau de l’arc alpin au cours de l’histoire76, le franchissement de la chaîne a connu des évolutions profondes au fil du temps en fonction de plusieurs variables qui ont interféré entre elles, une partie concernant spécifiquement l’espace alpin, l’autre tenant aux grandes évolutions et conjonctures européennes, politiques ou économiques, qui réduisent ou accroissent les trafics, ou encore aux innovations technologiques des différent modes de transport (Guichonnet, 2002). Déjà en 1968, Chamussy proposait une périodisation de la circulation transalpine qui se fondait sur une succession d’âges : l’âge des chemins de col (XIII- XVIIIe siècles), l’âge des routes de col (deuxième partie du XVIIIe siècle avec l’affirmation des États-nations et l’édification des routes dans les Alpes), l’âge du fer (à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, le chemin de fer se substitue à la route), l’âge de l’autoroute et des tunnels routiers, dans la seconde moitié du XXe siècle (Chamussy, 1968). Depuis ce premier constat, les quarante dernières années ont permis d’observer la portée des changements radicaux concernant l’organisation et l’évolution des trafics transalpins qui se sont produits au cours de l’âge des autoroutes et des tunnels routiers.

La seconde moitié du XXe siècle est marquée par une nouvelle politique d’investissements publics dans les transports, qui délaisse les chemins de fer, pour se dédier entièrement à la construction d’autoroutes et de tunnels. Mais les changements qui ont eu lieu à cette époque ne tiennent pas uniquement aux choix technologiques en matière d’infrastructures alpines. Ils dépendent aussi du modèle de croissance économique adopté à une échelle globale (généralisation de l’automobile, évolution des échanges internationaux, un rôle accru du transport dans l’économie suite aux innovations des modes de production : flux tendus et entreprise multi-localisée, dans un contexte de réduction généralisée des coûts de transport) et des évolutions politiques liées au processus d’intégration des États au sein de l’Union européenne. Ces facteurs, unis à la rareté de points de passage à travers l’arc alpin, ont façonné l’évolution des trafics transalpins ces dernières décennies. Des phénomènes tels que la concentration spatiale, l’éloignement des origines et destinations, l’explosion de la croissance et une forte spécialisation modale ont alors caractérisé les flux et participé à modifier leur perception de la part des territoires. Peu à peu, la place des avantages en termes de ressources que les trafics transalpins ont historiquement représentés pour les territoires de cette région s’est réduite. Mais au-delà des caractéristiques de l’évolution des trafics, l’opposition croissante qui se diffuse au sein de l’espace alpin envers ce phénomène s’explique aussi par le fait que son évolution et les facteurs qui la déterminent échappent de plus en plus à une maîtrise locale ou alpine : ils sont largement – et de manière croissante – décidés à l’extérieur de cet espace. En effet, au fil des décennies, les chargeurs se sont toujours plus éloignés des régions alpines et l’échelle spatiale des relations de transport s’est, par conséquent, élargie (Torricelli, 2002). A l’inverse, les vitesses ont augmenté et l’échelle temporelle des parcours s’est réduite, avec en conséquence une augmentation des capacités rendant les infrastructures capables d’accueillir toujours plus de trafics. Ces évolutions ont déterminé une hiérarchisation des traversées alpines. Les cols ont été délaissés et le trafic s’est massivement porté sur quelques grands axes privilégiés assurant les relations internationales à travers les grands tunnels alpins.

La répartition des trafics s’est également profondément modifiée, en s’inversant par rapport aux années 1970 en ce qui concerne la répartition entre le fer et la route, au détriment du transport ferroviaire. Les lignes ferroviaires restant tributaires de leur conception initiale (galeries de faîte, pentes d’accès importantes…), présentent des inconvénients remarquables par rapport à la route, qui connaît par contre un fort développement et progrès : les coûts de fonctionnement élevés, le manque de flexibilité des itinéraires, la lenteur de la vitesse commerciale (14 km/h en moyenne) expliquent pourquoi les chemins de fer transalpins n’utilisent aujourd’hui que 31% de leur capacité potentielle de transport de fret (Guichonnet, 2002).

L’ensemble de ces tendances lourdes se caractérise par la longueur des périodes sur lesquelles elles s’étalent et par une accélération des changements au fil du temps. La vitesse des mutations et la constance de l’orientation de ces changements expliquent l’inquiétude des territoires directement concernés, dans un contexte, en outre, où leurs capacités d’intervention se font de plus en plus faibles. Face à l’ampleur des échelles spatiale et temporelle sur lesquelles se déploient les phénomènes déterminants de la circulation alpine, non seulement les territoires locaux, mais aussi les politiques régionales et nationales se retrouvent démunies pour mettre en place des solutions efficaces visant la maîtrise des trafics. Dès lors, des interventions sur un plus grand horizon s’imposent, mais la recherche de solutions partagées se heurte à la multiplicité des aspects dont se compose le phénomène des trafics transalpins. Chacune des dimensions de la mobilité alpine décrites dans les lignes précédentes – la concentration des flux, la répartition modale, l’allongement des parcours, la croissance… – représente un problème ou un avantage selon les acteurs et les échelles territoriales concernées. Ainsi, les représentations existantes de la problématique des trafics transalpins sont multiples et l’espace alpin des trafics prend des formes différentes selon les aspects que l’on observe. A l’opposition entre échelles de gouvernance territoriale différentes ou entre acteurs porteurs d’intérêt différents (par exemple, les riverains et les élus locaux, d’un côté, et les acteurs économiques, émetteurs des trafics et défendeurs de la fluidité de circulation, de l’autre), il faut aussi ajouter les conflits entre les différents pays alpins, pour lesquels le problème des traversées alpines ne se pose pas de la même manière. La recherche de solutions valables pour l’arc alpin dans son ensemble doit donc composer avec une situation de gouvernance complexe qui voit désormais un nombre considérable d’acteurs impliqués dans la question de la gestion du trafic de transit alpin.

Nous allons décrire cette diversité des formes de l’espace alpin des transports en présentant, dans le paragraphe suivant, les acteurs engagés sur le thème de la gestion des trafics transalpins, la représentation qu’ils formulent du problème et leur positionnement par rapport à la gestion de ce problème. Nous verrons alors que non seulement les trafics ont évolué, du point de vue des types, des itinéraires et des modalités, au cours de l’histoire, mais aussi le rapport que les différents acteurs et territoires concernés par la traversée des Alpes ont entretenu avec eux. Par exemple, l’évolution des infrastructures et des modes de transport s’est traduite par « une indifférence croissante des infrastructures à la structure de la montagne et aux réseaux des villes et de villages qui la ponctuent » (Debarbieux, 2002). Ainsi, cette évolution a produit un affaiblissement des relations entre les trafics et les territoires locaux traversés et, à l’inverse, une augmentation du poids des États centraux et de l’Union européenne dans la détermination des logiques et des évolutions des trafics transalpins.

Notes
76.

Paul Guichonnet décrit ainsi le contexte de la traversée des Alpes : « vues de près, (les Alpes) présentent une morphologie qui semble inviter à la circulation, ce que les peuples d’Europe ont bien compris de l’époque romaine à aujourd’hui. En effet, un double système de vallées guide l’accès aux cols du faîte central et multiplie les itinéraires possibles. Un premier ensemble de vallées divergent depuis ce faîte central et débouchent sur l’avant pays par des cluses généralement assez larges (…). Un second ensemble est constitué par les vallées longitudinales (…), qui ouvrent de longs couloirs de circulation à l’intérieur de la masse montagneuse » (Revue de géographie alpine, n°3, octobre 2002, p. 55). Les axes de la circulation alpine se sont concentrés au cours de l’histoire dans ces couloirs, la traversée des Alpes s’effectuant essentiellement par des itinéraires transversaux, perpendiculaires aux faîtes.