7.1.2.La question des trafics alpins par acteur

Dans ce paragraphe, nous allons décrire le positionnement au sujet de la gestion des flux alpins des principaux acteurs de la question alpine des trafics.

7.1.2.1.Les territoires locaux

Les territoires locaux se caractérisent, au sein de la question du transit alpin, par leur disposition à poser des problématiques spécifiques, concernant souvent les espaces, les populations et les activités situées à proximité immédiate des infrastructures. Ces territoires s’expriment en particulier à travers les collectivités territoriales – communautés de communes, départements, régions…– qui les représentent, mais aussi à travers l’expression directe ou collective d’acteurs rassemblés sur une base géographique.

Les territoires locaux se sont faits porteurs de la question des trafics transalpins, qu’ils identifient essentiellement avec le trafic de transit les traversant. Pour la plupart d’entre eux, le problème des trafics transalpins consiste principalement dans les effets négatifs de la croissance des flux en transit et de longue distance sur leur territoire : la pollution locale, due aux émissions des poids lourds, et la concentration sélective des trafics de transit sur quelques itinéraires prioritaires, dans les vallées alpines d’accès aux principaux points de franchissement de la barrière montagneuse (Fréjus et Mont Blanc, Saint Gothard, Brenner). Ces grands couloirs de transit sont souvent accusés de générer des problèmes de congestion, qui affectent les territoires traversés, les trafics locaux et aggravent les conditions de sécurité. En réalité, la congestion est un phénomène difficile à mesurer et, par conséquent, peu mesuré, notamment en ce qui concerne ses impacts et les causes (les types de trafics) qui le génèrent. Ainsi, même si certains axes, comme le Brenner, les axes suisses et Vintimille connaissent effectivement des événements de plus en plus fréquents et prolongés de ralentissement/blocage de la fluidité de circulation, il faut cependant constater que l’argument de la congestion pour contester les trafics générés par les grands corridors tient davantage au domaine du symbolique et du ressenti de la part des territoires locaux plutôt qu’au domaine du mesuré. Néanmoins, le fait que la congestion ne soit pas mesurée ne réduit pas l’importance de cet argumentaire dans le cadre de la définition du positionnement des territoires par rapport aux grands corridors. En reliant de grands centres de production et de consommation, ces axes bénéficient en effet des équipements de transport les plus performants, que l’intensité du trafic amène à renforcer. Dans ce cadre, ils doivent composer avec des contraintes géographiques très fortes qui viennent encore accentuer les problèmes de la concentration physique des flux de trafic, de congestion, de sécurité, d’encombrement des espaces, de fragmentation des territoires.... Dès lors, le problème du point de vue des territoires est que ces grands couloirs de transit et leurs impacts sont territorialisés, alors qu’ils sont très largement déterminés de l’extérieur : par la croissance des trafics générée par la globalisation et la construction d’un marché économique européen, par des logiques d’équipement destinées à répondre à cette croissance, par une maîtrise politique et administrative nationale ou européenne. Ainsi, du point de vue des territoires, ces couloirs et les trafics les affectant représentent de plus en plus une contrainte, en raison des ressources locales qu’ils consomment. La relation entre trafic de transit et nuisances routières apparaît de plus en plus partagée au niveau des populations. Les débats publics organisés en France depuis une dizaine d’années à l’origine des grands projets d’infrastructure témoignent de ce lien désormais tissé entre transport et nuisance. Cette association est opérée en premier lieu par l’expression écologistes ou celle des riverains, mais elle est désormais aussi volontiers reprise par la technostructure de l’appareil d’État et surtout par les élus. Enfin, les transporteurs et les milieux économiques locaux sont souvent d’autant moins enclins à s’y opposer qu’elle visera prioritairement des opérateurs de transport extérieurs au territoire local77.

Néanmoins, la relation entre flux de transit et nuisances doit toujours composer avec l’autre relation, mise en avant de plus longue date, entre flux de transit et développement local. En effet, même au niveau local, les intérêts diffèrent selon les territoires. Les régions des couloirs de transit, celles périphériques et les zones métropolitaines de l’espace alpin ont des exigences différentes et ne réclament pas le même type d’intervention. Essentiellement deux intérêts contradictoires existent entre les territoires qui invoquent une meilleure accessibilité et mobilité et ceux qui sont correctement desservis par les axes internationaux, mais en subissent les nuisances négatives. Toutefois, pour ces derniers non plus, la question des couloirs de transit ne se pose pas uniquement en termes de ressources locales consommées par ces couloirs. Les circulations traversant un territoire peuvent être à l’origine de nombreuses retombées économiques de plusieurs natures. A celles, plutôt marginales, relatives à la consommation locale induite (hôtellerie, restauration, approvisionnement, etc.), il faut ajouter le développement ou le renforcement local d’activités logistiques, dont les flux de transit représentent souvent les éléments vecteurs. Ces activités valent non seulement par les richesses directes qu’elles génèrent sur le territoire (valeur ajoutée, emplois, etc.), mais aussi par la mise à disposition de services performants et variés, utilisables par le tissu économique local pour renforcer ses propres performances. En effet, le développement alpin a été largement façonné par le développement des trafics et des infrastructures de transport que ces derniers ont engendré. Les vallées alpines d’accès aux principaux points de franchissement de la barrière montagneuse (Fréjus, Mont-Blanc, Saint-Gothard, Brenner), mais aussi de l’itinéraire côtier de Vintimille, entre Marseille et Gênes, ont pu effectivement profiter d’une accessibilité accrue qui leur a permis de sortir d’une situation de déclin et de marginalisation.

Ceci dit, il convient de souligner les oppositions entre différentes activités et leurs évolutions. Dans les Alpes du Nord françaises, par exemple, le tourisme hivernal a été un élément important de modernisation. Son développement est allé de pair avec la modernisation des accès dans les vallées. Aujourd’hui que ces équipement existent, le trafic de transit apparaît en revanche en forte contradiction avec cette activité économique. En effet, si l’accessibilité est un facteur important de développement, il ne faut pas oublier que ce développement et la reprise économique déterminent des situations de conflit entre les différents types de trafic présents sur ces territoires. Un dynamisme économique plus intense se traduit, en effet, par une augmentation des échanges et des relations économiques intra-alpines et induit donc une croissance de la demande locale de transport. Ces besoins locaux croissants viennent se télescoper avec les évolutions des trafics de grand transit, qui connaissent depuis longtemps des taux de croissance plus importants que les trajets plus courts. Par conséquent, dans une situation de rareté d’espace, qui se traduit par une concentration physique des flux et limite les possibilités de répondre aux exigences de la demande, les évolutions des trafics internationaux transitant par les couloirs transalpins risquent de contraindre les trafics dont l’origine ou la destination est locale, et d’entraver par conséquent le développement local des territoires alpins. Dès lors, l’implication des territoires traversés dans la gestion des flux de transit qu’ils supportent peut s’analyser à travers une dialectique de ressource/contrainte, qui est l’un des aspects des difficultés à construire une définition partagée du problème du transit alpin.

Malgré leur engagement et l’apport décisif que les territoires alpins ont fourni à l’émergence d’une question alpine des transports, la capacité d’action locale à l’échelle alpine reste limitée par le fait que les Régions ne possèdent souvent que peu de compétences spécifiques en matière de transports. En effet, la gestion de ces grands couloirs de circulation relève généralement de la compétence des États et, de plus en plus, de celle de l’Union européenne. En outre, cette capacité d’action locale est limitée par des problèmes de coordination tenant aux compétences disparates que détiennent les collectivités locales dans les différents pays. Comme nous l’avons déjà mentionné dans le chapitre précédent, les Régions (Regioni en Italie, Cantons ou Länder en Suisse, en Autriche ou en Allemagne) ont des compétences très inégales tout au long de l’arc alpin. De ce point de vue, les Régions françaises, de création finalement récente78, font un peu figure de « nains politiques », par l’étroitesse de leurs compétences et de leurs capacités d’intervention financières, face à leurs homologues autonomes italiennes ou aux cantons des États fédéraux79. Pourtant, l’implication des régions dans le dossier du transit alpin n’est pas entièrement déterminée par leur poids politique formel. Nous avons vu, par exemple, dans la partie précédente de cette thèse que tant la Région Rhône-Alpes que et la RegionePiemonte sont impliquées depuis longtemps dans le projet Lyon-Turin, à tel point que l’on a pu parler à ce propos d’une « para-diplomatie régionale ». Depuis que les États ont repris leur rôle moteur sur ce projet, l’intervention de ces deux Régions est restée active, comme en témoigne leur participation à la récente « initiative d’Udine »80, visant à dégager des objectifs et des perspectives d’action partagés entre l’ensemble des régions de l’arc alpin.

Notes
77.

On peut consulter à ce propos les documents des différents débats publics archivés sur le site de la Commission nationale du débat public ( http://www.debatpublic.fr/ ). En particulier, pour des problématiques plus spécifiquement de transit transfrontalier, voir le compte rendu du débat public sur la liaison ferroviaire Bordeaux-Espagne.

78.

L’élection au suffrage universel des Conseils Régionaux, qui fonde en grande partie leur légitimité politique à agir, ne date que de 1986.

79.

À ce titre, on peut comparer par exemple le budget primitif de la région Rhône-Alpes de 2008 (2,3 milliards d’euros) avec celui de la région Piémont de 10,3 milliards d’euros la même année. http://www.regione.piemonte.it/bilancio/bilancio2007/dwd/plurupb/05.pdf ; http://www.rhonealpes.fr/ 268-depenses.htm , consultés le 13/10/2008.

80.

Voir : Encadré 5 (Les exemples de la coopération régionale à l’échelle des Alpes).