Les évolutions des trafics à travers les Alpes et leur maîtrise posent également un problème de conflit entre les différents pays alpins. Dans chacun d’eux, les problématiques prioritaires, les objectifs poursuivis et les moyens mis en œuvre ont plutôt évolué de manière indépendante de la trajectoire suivie par les pays voisins. Ils dépendent fortement de l’histoire, de la situation particulière, du fonctionnement institutionnel de chacun des États. La littérature distingue fondamentalement les pays latins des pays germaniques, dont les positionnements par rapport à la gestion des trafics ont tendance à se différencier sur la base d’une sensibilité différente par rapport aux problématiques environnementales liées aux transports. En synthétisant, il y aurait une opposition entre les pays latins, pour qui les transports et la mobilité représentent essentiellement des facteurs d’échange et de communication, et les pays germaniques, qui perçoivent les trafics principalement comme un problème pour l’environnement (Perlik, 2007). A ce sujet, en analysant le processus d’élaboration des protocoles de la Convention alpine, Gerbaux souligne comment les différents textes, confiés chacun à un pays différent, relèvent de la vision nationale des problèmes. Ainsi, la comparaison entre le protocole Tourisme, confié à la France, et le protocole Transports, élaboré par la Suisse, permet à l’auteure de mettre en évidence deux conceptions différentes du développement, qui recouvrent un clivage géographique et culturel. D’un côté, les germanophones défendent une idée de montagne conservatoire, basée sur le respect des cultures locales et du territoire ; de l’autre, les latins croient en une croissance équilibrée et maitrisée, basée sur le développement harmonieux de l’industrie et du tourisme (Gerbaux, 1995).
Sans qu’il soit nécessaire de faire référence à cette opposition culturaliste Nord-Sud, les intérêts nationaux par rapport à la gestion des trafics se différencient effectivement entre, d’un côté, les pays dont la majeure partie du territoires n’est pas alpin (la France et l’Italie, les pays alpins « périphériques »), qui privilégient des critères économiques pour organiser les flux, et les pays majoritairement alpins de l’autre (la Suisse et l’Autriche, les pays alpins « centraux »), qui prônent plutôt pour la mise en œuvre de normes écologiques afin de défendre les habitants et les territoires des nuisances générées par les transports. Ce positionnement idéologique est donc largement influencé par la position géographique par rapport à la chaîne montagneuse, qui détermine aussi le type de trafics subis par le pays (notamment, trafic de transit et trafic d’échange, mais aussi la répartition modales de ces trafics, qui n’est pas la même selon les différents points de franchissement de l’arc alpin). Il est également influencé par l’organisation politico-institutionnelle interne à chaque pays, qui joue un impact sur l’ampleur et la résonance de la question alpine au niveau national. En tenant compte de ces éléments, les paragraphes qui suivent dressent une description synthétique des positionnements des différents pays alpins sur la question des trafics qui traversent cette région.
L’Italie, seul pays situé au sud des Alpes, constitue l’émetteur ou le récepteur de la quasi-totalité des trafics qui franchissent la chaîne alpine. Les trafics transalpins sont, du point de vue de l’Italie, essentiellement des trafics d’échange. Ainsi, pour elle, le franchissement des Alpes revêt une importance géoéconomique majeure du point de vue de la connexion du pays avec l’Europe. Même si les Alpes couvrent une partie modeste de son territoire (8% du total, voir Fig. 43), la question des trafics alpins est « naturellement » de niveau national en Italie. Elle est en lien direct avec la compétitivité économique de la péninsule. Elle est orientée dans toutes les directions : du franchissement alpin dépendent les échanges de la plupart du territoire national, avec la quasi-totalité du continent, en direction du Nord, de l’Est et de l’Ouest. Les traversées alpines ont également une importance particulière pour le système portuaire italien. Les ports de Gènes et Trieste en particulier, voient leur capacité à étendre leur hinterland, et donc à desservir l’Allemagne ou l’Europe centrale selon un axe Nord-Sud qui traverse la Suisse ou l’Autriche, dépendre largement de la fluidité et de la fiabilité du système des franchissements alpins. En outre, il faut considérer l’existence de spécificités régionales qui font que les intérêts du Piémont, de la Lombardie et de la Vénétie ne convergent pas complètement. Le renforcement de l’est de la plaine du Po a entrainé, avec le développement économique, une forte hausse des trafics par rapport à l’ouest. Ainsi, les différentes régions réclament chacune des interventions spécifiques de l’État au sujet de la gestion des flux de trafic et du développement de l’offre d’infrastructures. Des demandes de franchissement concernant des axes différents le long de l’arc alpin, parfois ouvertement concurrentes, et un soutien très variable selon les territoires des choix politiques de l’État en matière de transport et d’infrastructures viennent compliquer le positionnement italien dans les questions liées au franchissement alpin. Enfin, l’autonomie de certaines vallées de transit (le Sud-Tyrol, sur l’axe du Brenner, et la Vallée d’Aoste, sur l’axe du Mont Blanc) génère parfois des contrastes avec les choix et les engagements entrepris par l’État.
La France se caractérise par la marginalité de l’espace alpin sur son territoire. La France est un grand pays de transit en Europe, mais les points de passage alpins présentent la caractéristique, du point de vue des trafics qui les franchissent, de desservir prioritairement des trafics d’échange entre la France et l’Italie. Pendant longtemps, ce pays n’a pas eu de politique alpine spécifique. En dehors des transports, quelques mesures spécifiques s’appliquent dans un cadre « de montagne » défini par la loi de 1985, qui englobe beaucoup d’autres territoires en plus des Alpes81. La région alpine française se caractérise par un fort contraste entre les Alpes du Nord, intensément valorisées d’un point de vue économique, et les Alpes du Sud, qui ont été longtemps délaissées. Un fort contraste caractérise également les fonds de vallée d’industrie ancienne, qui se retrouvent aujourd’hui en perte de vitesse par rapport aux pentes skiables, qui connaissent, à l’inverse, une forte exploitation touristique de masse ayant tendance à en valoriser l’accessibilité. A l’origine, la politique des transports française dans les Alpes est strictement équipementière. Elle a aussi, suivant en cela une logique historique de « frontières naturelles » protectrices plutôt qu’ouvertes, largement ignoré la question de la traversée du massif au profit de l’accès aux stations touristiques. De ce point de vue, l’inauguration précoce du tunnel du Mont-Blanc (en 1965) a paradoxalement plutôt conduit à évacuer la question pendant les deux décennies suivantes. La problématique de traversée est alors apparue, ensuite, avec comme seule question spécifique le financement de tunnels coûteux. La défense d’un projet ferroviaire comme le Lyon-Turin, nous l’avons vu, n’a pendant longtemps pas reposé sur des objectifs écologiques et de durabilité. L’affirmation de ces derniers dans le cadre de la politique des transports de marchandises française est plutôt le fruit d’un parcours assez long, façonné par des logiques internes de défense du projet et par la volonté d’adopter des mesures en réponse de celles mises en œuvre par les autres pays sur les autres passages alpins. Par rapport à d’autres territoires alpins, les populations des vallées françaises ont montré, jusqu’à une période récente, une bonne acceptation des infrastructures, comme le montre A.M. Caille dans son mémoire de maîtrise (2002).
En Suisse, les Alpes occupent une place importante dans la symbolique de la nation. En raison de sa localisation géographique en Europe, la Confédération helvétique se configure, du point de vue des trafics, comme un pays de transit. Elle s’est historiquement constituée autour de cette position stratégique. Il en résulte que la question du transit occupe une place particulière dans la politique nationale, puisqu’elle doit composer avec au moins deux exigences contrastées. D’un côté, elle se heurte aux fortes valeurs symboliques que les Suisses attachent aux Alpes et à la protection du patrimoine naturel de leurs territoires. De l’autre, elle pose aussi la question de l’importance des trafics pour le territoire national. Outre le rôle de charnière au cœur de l’Europe que la Confédération a toujours cherché à entretenir, la possibilité de traverser les Alpes est en effet un enjeu de cohésion nationale, permettant de connecter des cantons enclavés, tels le Valais et le Tessin, au reste du territoire. Pour toutes ces raisons, la question du transit est particulièrement prégnante pour l’opinion publique. L’exigence de cohésion territoriale, ajoutée à l’enjeu d’une bonne accessibilité de la Suisse pour le système économique du pays82, se pose clairement en contraste avec le fait que la protection des Alpes est un objectif partagé par l’ensemble de la population, y compris celle qui n’habite pas dans les vallées alpines. Par ailleurs, la forte culture du consensus développée par ce pays ne permet pas l’adoption d’une position trop exclusive parmi ces objectifs contradictoires. En revanche, l’urgence de trouver une solution à ces conflits internes, ajoutée au pragmatisme suisse et à la liberté d’action permise par l’autonomie du pays par rapport à l’Union européenne, s’est dans plusieurs cas résolue dans une forte capacité d’innovation. Dans le domaine des transports, cette capacité s’est traduite par de mesures politiques originales comme la RPLP (la redevance sur les poids lourds liée aux prestations, introduite en 2001 : voir 8.1, dans le chapitre suivant) ou la BTA (le système de la bourse du transit alpin, étudiée en Suisse depuis 2004 : voir le paragraphe 8.2.1.3). Dans l’élaboration de sa politique des transports, la Suisse a montré une position ambiguë vis-à-vis de l’Union européenne. Dans les années 1990, elle a conduit une politique unilatérale de limitation du transit routier (avec notamment l’interdiction de transit sur son territoire aux poids lourds de plus de 28t) et de développement de l’offre ferroviaire. Depuis 1999, la négociation d’une politique acceptée par l’Union européenne (pour la négociation de l’accord sur le transit terrestre entre la Suisse et l’UE, voir 8.1, dans le chapitre suivant) marque un changement important du point de vue global de la gouvernance de la question alpine des trafics.
Comme pour la Suisse, en Autriche aussi les Alpes ont une portée symbolique importante au niveau national. Les similitudes entre les deux pays ne s’arrêtent cependant pas là, puisque leur localisation géographique et leur configuration morphologique similaires les amènent à avoir des positions assez proches en matière de politiques des transports. L’Autriche se configure, en effet, comme un pays de transit. Ici aussi, en outre, les possibilités de déplacement entre une vallée et l’autre et de traverser les Alpes sont un enjeu essentiel de cohésion nationale (Vallée de l’Inn, de la Drave). Les enjeux de l’ouverture de l’Europe de l’est sont fortement ressentis par ce pays, qui a justement connu, en raison de l’élargissement européen, une croissance des trafics de transit particulièrement importante. Ainsi, les populations des vallées partagent avec la Suisse une forte sensibilité face aux nuisances provoquées par le transit, qui se traduit par un volontarisme politique local assez marqué, notamment au Tyrol, la région au nord du passage du Brenner. L’entrée de l’Autriche dans l’Union européenne a brisé la politique autrichienne préexistante en matière de transit (interdiction de circulation la nuit, écopoints… voir le point 8.1, dans le chapitre suivant).
La présence de situations géographiques et politico-institutionnelles hétérogènes, d’intérêts divergents et de sensibilités différentes n’a pas permis, jusqu'à une période récente, aux pays alpins de gérer les transports dans les Alpes dans une logique différente d’une action régionale, pays par pays, voire passage par passage. Même les pays aux problématiques et sensibilités similaires n’ont pas su coopérer et se sont retrouvés souvent sur des positions antagonistes ou conflictuelles. Ainsi, par exemple, la Suisse et l’Autriche subissent un trafic de transit conséquent et toujours croissant. Dans leur lutte contre le trafic de transit, les deux pays se sont souvent retrouvés en concurrence sur les mesures à mettre en place : d’une part les mesures tendant à limiter le trafic routier sur un axe ont souvent eu comme premier effet de dévier les flux de trafic vers le pays voisin, d’autre part, les projets ferroviaires de chaque pays ont longtemps été menés de manière indépendante, sans véritable effort de mise en cohérence, tant en termes budgétaire qu’en termes d’offre de transport. A ce jeu, la France s’est souvent associée, alors que l’Italie a plutôt tenté de profiter de ces divergences pour sauvegarder ses accès à l’Europe. Dans cette difficulté à concilier des exigences différentes, s’est insérée l’Union européenne.
Voir note de bas de page n. 68.
L’industrie suisse est principalement tournée vers l'exportation. Le tourisme constitue le troisième secteur économique du pays et la logistique occupe une place importante, près du 4% du produit intérieur brut étant généré par ce secteur. Les transports occupent effectivement une place importante dans le développement du secteur économique du pays.