7.2.1.L’origine des dispositifs alpins d’observation des trafics

Les bases de données de référence en Europe sur le transport international sont Eurostat et la base de données CEMT. Eurostat, de l’office européen de statistique, constitue la principale base de données internationale. Elle rassemble un ensemble de données relatives à la demande de transport de marchandises dans les pays membres de l’Union européenne. Les données sont collectées à partir d’enquêtes réalisées dans chaque pays auprès des professionnels du transport. Elles fournissent des estimations des volumes internationaux de transport terrestre de marchandises par pays d’origine et de destination. La demande de transport international est désagrégée par catégorie de produits transportés.

Cependant, l’utilisation de ces données se heurte à plusieurs limites. A un niveau général, il s’agit de données trop globales, qui limitent l’analyse de la demande de transport. En outre, ces données sont spatialement limitées, puisqu’elles sont estimées sur la base d’enquêtes auprès des transporteurs des pays européens, en écartant de fait les volumes de transport effectués par des transporteurs qui ne sont pas ressortissants de l’Union européenne. Elles écartent également les transports qui ont pour origine et destination un pays extracommunautaire. A un niveau alpin, cela pose des problèmes spécifiques et une perte d’information pourtant indispensable, puisque la Suisse, pays central dans l’arc alpin, n’est pas incluse dans cette base de données. Le même problème se pose en ce qui concerne l’Autriche, puisque les données Eurostat ne renseignent sur les nouveaux pays membres qu’à partir de leur adhésion à l’Union européenne. Ainsi, la base de données Eurostat ne renseigne pas sur les transports avec l’Autriche jusqu’en 1995, ni d’ailleurs avec l’Espagne jusqu’en 1986, un autre pays particulièrement important du point de vue des évolutions du trafic alpin. A cela il faut ajouter le fait que l’Italie, pays clé en ce qui concerne l’émission ou la réception des flux qui traversent les Alpes, n’a pas alimenté cette source jusqu’en 1988.

Une deuxième source de données internationale est la base de données statistique de la CEMT, qui décrit les transports internationaux à travers l’élaboration de matrices origine/destination pour les différents modes de transport85. La base de données de la CEMT rassemble par rapport à Eurostat un ensemble plus large de pays : 43 pays sont recensés, y compris la Suisse. Néanmoins, si les informations contenues dans cette base couvrent un plus grand nombre de pays et sont certes plus intéressantes s’agissant de transports transalpins, il en reste que son utilisation est limitée par l’excès d’agrégation des données, qui les rend difficilement exploitables pour étudier la demande de transport de marchandises à travers les Alpes. En outre, les données sont transmises par les États et sont élaborées selon des méthodologies nationales, variables par pays, ce qui rend pour le moins aléatoires les comparaisons entre pays.

Il en résulte que les données internationales n’ont pas été en mesure de donner une représentation d’un phénomène, le trafic transalpin, qui était de plus en plus discuté sur la scène politique européenne. L’idée que l’espace des Alpes joue un rôle particulier dans le cadre de l’évolution des trafics continentaux et du développement des échanges commençait pourtant à s’affirmer. Les premières réflexions à l’échelle internationale remontent à la fin des années 1970. A cette époque, la CEMT avait commencé à accorder une attention majeure au trafic de transit et, plus particulièrement, au trafic de transit à travers les Alpes. Alain Rathery, Secrétaire Général Adjoint à la CEMT, explique que cette attention tenait à plusieurs raisons : d’abord, au fort développement de ce type de trafic dû à l’explosion des trafics avec le Moyen-Orient, ensuite à la montée des protestations des pays traversés par ces trafics, qui dans certains cas (Autriche, Turquie, Yougoslavie) ont pris des décisions unilatérales visant à freiner le développement le transit par l’imposition de restrictions quantitatives sous forme de contingents ou de redevances de transit. Concernant plus spécifiquement les Alpes, l’intérêt de la CEMT pour la question du trafic alpin tenait tout d’abord à la composition même de cette organisation par rapport à celle de la Commission Européenne. Avant l’adhésion de l’Autriche à l’UE en 1995, la CEMT constituait en effet la seule institution réunissant autour d’une même table l’ensemble des ministres des transports, y compris ceux des deux principaux pays alpins, l’Autriche et la Suisse, non-membres de la Communauté. En second lieu, l’intérêt de la CEMT pour les questions de transit alpin dépendait du fait que le contingent des autorisations multilatérales de transport routier international de marchandises délivré par la CEMT avait été utilisé comme un instrument politique par certains pays alpins. C’est le cas particulier de l’Autriche, qui en raison des conséquences environnementales des trafics de transit sur son territoire, a refusé toute augmentation du contingent et strictement limité le nombre d’autorisations valables pour la traversée autrichienne, au détriment surtout de l’Italie, principal pays émetteur et récepteur de trafic transalpin. Ainsi, à la suite d’un premier rapport86 au sujet du trafic de transit, présenté en 1979 aux Ministres des transports, ainsi que d’une Table Ronde87 consacrée aux problèmes de capacité infrastructurelle posés par le transit international, le Conseil des Ministres de la CEMT a décidé la création d’un groupe de travail sur l’arc alpin. Ce dernier a soumis au Conseil un rapport en 198088, qui portait essentiellement sur l’identification des goulots d’étranglement alpins et sur les mesures envisageables pour y remédier.

La question du transit alpin commençait ainsi à se dessiner à cette époque. Le problème identifié par la CEMT se posait essentiellement en termes de risque de réduction de la fluidité des échanges internationaux. Il en était de même du point de vue de la Communauté européenne. Cette dernière, qui était en train de se construire sur une dimension essentiellement économique et d’unification des marchés, visait une stratégie principalement axée sur l’élimination, par une politique d’harmonisation et de libéralisation, des obstacles aux frontières, dans le but d’assurer ainsi la libre circulation des biens et des personnes entre les pays membres. Une telle vision, dépeignant essentiellement les Alpes comme une barrière, se heurtait forcement à la vision des États traversés, la Suisse et l’Autriche, et des territoires locaux dans les différents pays autour des Alpes, pour qui la chaîne montagneuse représentait avant tout un patrimoine à protéger. Au cours des années 1980, deux blocs antagonistes étaient en train de se structurer autour de la question des traversées alpines. Ils convergeaient néanmoins sur l’idée que les trafics transalpins possédaient des caractéristiques et des enjeux spécifiques : des taux de croissance particulièrement élevés face à des capacités limités, la présence d’impacts et de formes d’opposition plus fortes que dans d’autres régions, une plus grande concentration spatiale, une tendance – certes moins spécifique – à l’accroissement du déséquilibre modal… Ces spécificités rendaient plus tangible la nécessité d’approfondir la connaissance du phénomène. Ainsi, leur reconnaissance a engendré une nouvelle demande de données alpines. Cette demande, émanant tant des organismes internationaux que des pays alpins, mettait en exergue la nécessité d’harmonisation des modalités de collecte, des variables mesurées et de présentation des résultats. En effet, non seulement les bases de données internationales étaient trop globales pour permettre une analyse pertinente des trafics transalpins, mais il y avait aussi un manque d’homogénéité des bases de données nationales, qui rendait lacunaire voire impossible la reconstruction des grandes tendances des trafics dans cette région considérée dans son ensemble. Comme le dénonçait la Commission européenne en 1987, dans une communication consacrée au problème du trafic de transit communautaire à travers certains pays tiers, il y avait un manque de statistiques détaillées à ce sujet et de données établies sur des bases comparables, tant au niveau communautaire que de celui des Etats membres89.

Notes
85.

CEMT : « Annales statistiques de transport », publication annuelle.

86.

CEMT (1980), Rapport sur le transport des marchandises en transit : problèmes actuels dans les pays européens et possibilités pour une amélioration, en Résolutions du Conseil des Ministres des transports et rapports approuvés en 1979, Volume II, CEMT, Paris, 1980.

87.

CEMT (1979), Problèmes de capacité infrastructurelle posés par le transit international, Table Ronde 45, CEMT, Paris, 1979.

88.

CEMT (1981), Rapport du Groupe restreint de l’arc alpin, CEMT/CM(80)3, dans Résolutions du Conseil des Ministres des transports et rapports approuvés en 1980, Volume I, CEMT, Paris, 1981.

89.

Communautés Européennes (1987), Le problème du trafic de transit communautaire à travers certains pays tiers, Communication de la Commission au Conseil.