7.4.3.L’émergence de la problématique alpine : la réalisation de la deuxième enquête CAFT

Avec la réalisation de la deuxième enquête CAFT de 1999 on assiste à une montée progressive des enjeux liés au franchissement alpin au sein du dispositif, observable en premier lieu à travers des changements apportés à l’enquête. Tout d’abord, en 1999, l’enquête CAFT a été modifiée du côté français sur le modèle de collecte des informations adopté par la Suisse et l’Autriche. Toujours dans le but de fournir des données suivant un format identique à l’échelle alpine, la nouvelle enquête CAFT française se différencie du format du fichier de l’enquête Transit et de la première enquête CAFT, en rajoutant aux trafics d’échange observés aux passages français l’identification de la catégorie de la marchandise transportée. Jusqu’alors, ce critère n’avait concerné que les trafics de transit. L’élimination de cette différence traduit le glissement de l’attention du seul trafic de transit à l’ensemble des flux traversant les passages alpins. Une deuxième modification introduite en 1999 souligne l’importance grandissante de la préoccupation concernant les franchissements montagneux. L’adjonction d’un poste d’enquête au col du Montgenèvre, qui ne figurait pas parmi les points d’enquête en 1992-93, a été prévue justement dans le but de couvrir l’ensemble des flux transalpins traversant la frontière franco-italienne. Avec la réalisation de cette deuxième enquête, le dispositif CAFT commence à acquérir un statut à part et une certaine indépendance par rapport à l’enquête Transit, qui témoignent du passage d’une dimension nationale dominée par l’exigence de connaissance et de contrôle du transit à une dimension plus orientée vers la connaissance des flux transalpins et de leur composition, des logiques liées au franchissement (tant pour ce qui concerne le transit que pour l’échange) et de leurs évolutions.

A ce stade, l’émergence des enjeux liés aux franchissements montagneux ne peut être observée qu’à travers des modifications techniques concernant l’observation et la mesure des flux, puisque aucun changement ne se produit dans le cadre des acteurs impliqués dans la coopération alpine. En 1999, l’objectif principal reste la collaboration technique, dans un souci d’harmonisation des méthodes de collecte des données à l’intérieur du groupe initial des trois pays, les autres pays situés autour des Alpes restant de fait exclus de la démarche. La seule nouveauté de ce point de vue provient de la décision de l’Union européenne de s’associer à la réalisation du dispositif, en finançant à hauteur de 20% le coût total de l’opération. Alors que la requête d’une contribution européenne avancée par le ministère français en 1992/93 avait été refusée principalement en raison du fait qu’il s’agissait d’une initiative isolée de la France et non pas d’une initiative associant au moins deux pays européens, son intervention en 1999 est officiellement justifiée sur la base de la présence de deux pays membres, la France et l’Autriche, dans une démarche commune. Au-delà de ces raisons officielles, ce dispositif présente un intérêt pratique évident du point de vue européen. A l’époque, en effet, la Commission européenne négociait avec la Suisse les conditions de l’accord sur le transit terrestre à travers le territoire helvétique. L’enjeu central de ces négociations étant le calcul des quotas de passage à travers la Suisse, les données CAFT s’avéraient un outil précieux pour ce calcul et, notamment, pour l’estimation des détours d’itinéraires entre les différents passages alpins. La Commission européenne a ainsi décidé d’avoir recours aux données CAFT pour estimer les flux passant par la France et par l’Autriche qu’on pouvait raisonnablement considérer comme étant détournés de leur itinéraire naturel par la Suisse, en conséquence de la limitation mise en œuvre par la Confédération pour les poids lourds de plus de 28 tonnes. Les quotas de transit à travers la Suisse attribués par l’accord à chaque pays ont ainsi été calculés sur la base des flux que l’on a estimés devoir « appartenir » à la Suisse, en prenant en compte dans les calculs uniquement les poids lourds de plus de 28 tonnes empruntant un itinéraire supérieur de 150 km par rapport à l’itinéraire le plus direct passant par la Suisse. Ce calcul n’aurait pas pu être possible uniquement sur la base des données Alpinfo, faute des éléments nécessaires pour expliquer les détournements des flux, à savoir les O/D, la longueur des trajets et la catégorie de marchandises transportée.

Nous avons vu que les données Alpinfo ont joué un rôle central dans la visualisation du phénomène des détours : en focalisant l’attention sur les trafics de transit et sur leur volatilité entre les différents passages de l’arc alpin, elles ont permis une problématisation commune à l’échelle des trois pays de la question relative à la gestion des trafics présents dans la région. Néanmoins, la quantification de ce phénomène n’a été possible qu’à travers le recours aux données CAFT, qui ont fourni ainsi un argument « chiffré » à la négociation d’un accord très conflictuel comme celui du transit par la Suisse. En faisant appel à cet outil technique, la Commission européenne est parvenue à imposer une solution partagée, qui n’aurait pas été possible sur une base uniquement politique. L’existence de forts conflits d’intérêt faisant s’opposer l’Italie, d’un côté, pour laquelle les Alpes sont un débouché incontournable et qui pousse sans arrêt pour l’assouplissement des restrictions et des barrières, et les autres pays alpins, de l’autre, en particulier la Suisse et l’Autriche, qui partagent les intérêts contraires, rendait difficile la finalisation de cet accord. Finalement, l’obtention d’une solution finale et la validation de la part de tous les pays alpins, y compris l’Italie, des quotas de passage calculés sur la base des données CAFT, a permis à la Commission européenne de jouer un rôle de médiateur entre deux blocs antagonistes de pays et d’inclure l’Italie au sein du processus de la concertation alpine.

Les négociations pour l’accord sur le transit terrestre entre l’Union européenne et la Suisse ont mis en évidence l’importance de la coopération technique multilatérale entre les pays et de la disponibilité d’outils techniques partagés pour la résolution des conflits au sein des procédures décisionnelles. Les discussions avec l’Italie et les critiques que cette dernière a formulées dans le cadre de la négociation ont notamment mis en évidence les enjeux de l’élargissement de la coopération, tant sur un plan géographique, puisque la nécessité d’une reconnaissance à l’échelle de la région alpine dans son ensemble devenait évidente, que sur le plan thématique, appelant donc à l’évolution d’une coopération technique à une coopération politique. A ce propos, M. Houée, qui avait participé en tant que responsables des enquêtes françaises aux travaux de répartition des quotas de transit, raconte :

‘« Cette expérience [les négociations pour les quotas de transit, n.d.r] ne s’est pas très bien passée, notamment parce que l’Italie a contesté les calculs obtenus en disant qu’il s’agissait de chiffres manipulés par les Français (c’était la France qui rapportait les résultats, même si l’enquête était menée par les trois pays). (…) Finalement, on a en gros réussi à faire en sorte que les quotas retenus restent proches de ce qu’on avait calculé et la Commission a été bien contente d’avoir quand même ces éléments pour éviter que ça tourne au pur marchandage (…), néanmoins cette question a mis en lumière l’existence d’un problème : on s’est dit, en effet, que ça n’allait pas comme ça. Il fallait sortir de ce genre de situation parce que ça ne suffit pas que l’on coopère bien techniquement entre les trois pays nécessaires pour faire les enquêtes, mais il faut aussi obtenir l’aval de l’ensemble des pays concernés, pour faire admettre que cette base est une base de référence qui s’impose dans les discussions entre toutes les parties. »’

L’accord avec les Italiens a été possible aussi grâce à une reformulation de la problématique des trafics transalpins, consistant essentiellement dans une dilution de la place du transit au sein de la définition de la question pan-alpine des transports. Cette dilution a été permise par l’usage des données CAFT, qui ont de fait déplacé l’accent, dans le cadre de l’analyse des détours, de la distinction entre trafics d’échange et trafics de transit à des critères plus neutres, tels que la longueur des trajets et la catégorie de marchandises. Cette reformulation de la problématique de la régulation des trafics transalpins fait abstraction des visions particulières que chaque pays a des différents types de trafics par rapport à ses propres intérêts et son propre territoire. En ce sens, elle tend plutôt vers une vision pan-alpine de la question de la gestion des trafics, au sens de commune à la région alpine considérée dans son ensemble. Elle se rapproche, en même temps, de la vision européenne, à l’échelle de laquelle le concept de transit ne trouve aucune place. Enfin, cette représentation moins particulière et locale correspond mieux à la vision de l’Italie, pour qui les Alpes constituent un continuum la séparant du reste du continent. Ainsi, malgré un positionnement toujours conflictuel et opposé par rapport aux intérêts défendus par les autres pays, on constate que la vision de l’Italie des Alpes est celle qui se rapproche davantage d’une vision pan-alpine de la gestion des trafics. Dans le cadre de cette redéfinition des règles du jeu, où la question du transit trouve une place amoindrie, l’Italie retrouve son intérêt à rentrer dans la négociation. La représentation de l’arc alpin comme un système unique de points de passage à travers lesquels les trafics, abstraction faite de leur nature d’échange ou de transit, montrent une forte flexibilité et capacité d’adaptation aux mesures de régulation mises en place unilatéralement par les pays ou aux différents passages, permet à l’Italie de mieux défendre ses propres exigences et de montrer à l’ensemble des autres pays transalpins que ces restrictions, lorsqu’elles ne sont pas négociées, risquent de ne pas produire les effets espérés. Au contraire, l’analyse des détours démontre qu’elles peuvent produire des retombées s’avérant souvent négatives pour l’espace alpin dans son ensemble.