7.4.4.L’évolution de la coopération alpine : la réalisation de la troisième enquête CAFT

La réalisation de la troisième enquête CAFT révèle la consolidation d’une dimension alpine de la collaboration technique mise en place au niveau des ministères autour de l’observation des trafics. Du côté autrichien, par exemple, l’enquête a été élargie à des nouveaux passages alpins, comme le Felbertauern et le passage de frontière du Tarvis/Arnoldstein, afin d’obtenir une meilleure base de données pour le système Alpinfo (Schmidt et Spiegel, 2005). Du côté français, l’introduction d’une nouvelle question dans le questionnaire concernant l’utilisation d’abonnements pour le passage aux tunnels du Fréjus et du Mont Blanc est conçue dans le but de permettre des analyses plus fines par rapport à des points de passage précis et de mieux apprécier les conditions de concurrence entre le rail et la route. Elle traduit, selon M. Houée, le fait qu’en 2004 la préoccupation concernant les franchissements alpins et pyrénéens a désormais pris le dessus sur la préoccupation initiale du transit, en consolidant de fait l’évolution entamée avec la deuxième enquête, lorsque les enjeux concernant les franchissements ont émergé, en venant compléter le cadre des motivations au cœur de la démarche d’observation des trafics. A cette époque, l’objectif de la collaboration se limitait à l’harmonisation des méthodes d’observation entre les trois pays, l’éventualité d’un élargissement de la coopération n’étant pas encore prise en compte. Mais les négociations pour l’accord entre la Suisse et l’Union européenne et les conflits avec l’Italie au sujet de l’attribution des quotas de transit à travers la Suisse ont modifié l’ordre de priorité des objectifs à réaliser dans le cadre de la collaboration technique. Ainsi, pour la réalisation de l’enquête de 2004, l’objectif prioritaire visé est devenu l’appropriation à l’échelle alpine de la base de données, la reconnaissance de cet outil et des chiffres qu’il restitue en tant que référence et base de travail commune pour l’ensemble des pays directement concernés par la question de la régulation des trafics transalpins.

Comme nous le verrons mieux dans le chapitre 8, cette appropriation s’est effectuée dans le cadre du comité instauré par la déclaration de Zurich de 2001 (le Groupe de Zurich, qui réunit les ministères des transports de cinq pays alpins : l’Allemagne, l’Autriche, la France, l’Italie et la Suisse). A l’instigation du ministre des transports suisse, les ministres des transports des pays alpins ont décidé de poursuivre l’élaboration du dispositif au sein de cette instance, dans le cadre, donc, d’un travail commun qui vise à impliquer tous les partenaires dans la construction et l’élaboration des enquêtes ainsi que dans la validation des résultats. Un groupe de travail spécifique a ainsi été crée en 2001, avec la charge spécifique de suivre les travaux concernant l’étude de la mobilité en zone alpine et de susciter précisément la conception d’un outil acceptable et reconnu par tous les partenaires de cette instance de concertation alpine. Dans une optique de réduction des conflits et d’élargissement de l’implication dans le déroulement de la démarche, la présidence de ce groupe de travail a été confiée à l’Italie, en attribuant ainsi au pays en dehors du dispositif le souci de le faire progresser.

L’objectif de susciter l’approbation italienne des données produites dans le cadre de l’observation a déclenché une démarche longue et laborieuse d’analyse et comparaison des bases statistiques. Le récit de M. Houée et l’observation directe du déroulement des travaux et des négociations, que nous avons pu effectuer en participant à quelques réunions de travail107, nous amènent à constater que cet objectif et la décision de confier la présidence de ce groupe de travail à l’Italie ont eu un impact clair de ralentissement des travaux, qui a en quelque sorte limité les possibilités de développement du dispositif CAFT.

En effet, l’Italie a longtemps exprimé une nette opposition technique au dispositif. En premier lieu, elle a contesté la validité de l’enquête. En argumentant que les sondages couvraient à peine 1% des volumes du trafic total, le ministère italien a à plusieurs reprises remis en question la représentativité de l’échantillon observé par rapport à la population totale. A sa place, il proposait de mettre en œuvre dès 2004 un dispositif de suivi électronique, qui aurait permis une connaissance exhaustive des itinéraires sans besoin de réaliser une enquête. Cette proposition a été rejetée par la Suisse et l’Autriche, qui partageaient la conviction qu’il n’y avait pas de solutions alternatives à un dispositif d’enquête aux points de frontière. Une longue phase de dialogue, qui a vu la forte implication de l’Allemagne en tant qu’interlocuteur « neutre » ainsi que des changements dans la composition de la mission italienne, a finalement abouti à l’acceptation italienne du principe de l’enquête à la base de l’observation.

Néanmoins, l’implication italienne dans la démarche commune d’observation des trafics s’est traduite par un l’engagement d’un travail minutieux de vérification et validation des chiffres produits par les trois pays. Dans un premier temps, pour s’assurer des résultats de la troisième enquête de 2004, l’Italie a voulu réaliser une enquête de la même nature et aux même points de passage, de son côté de la frontière. Finalement, pour des raisons financières, cette enquête n’a pas pu être réalisée. Ainsi, en 2005, le ministère des transports italien a décidé d’effectuer un recensement des trafics à ses frontières sur la base des données de péages autoroutiers, dans le but de confronter ses bases de données avec celles utilisées par le groupe de travail CAFT pour le redressement de l’échantillon de l’enquête au trafic total de l’année par sens de marche et par mois. Ce travail a duré jusqu’à l’été 2006 et il a mis en évidence l’existence d’une discordance dans les bases de données due à une classification différente des poids lourds aux péages d’autoroute selon les pays. Cette même erreur avait déjà été détectée par le SESP dans le cadre de l’enquête française. Ce dernier avait décidé de tester les résultats CAFT relatifs au passage de Vintimille, en comparant les données du péage de La Turbie, sur l’A8 en France, dont il disposait pour extrapoler les enquêtes au trafic total, avec les données du péage de Vintimille, sur l’Autostrada dei Fiori, du côté italien de la frontière. Lors de cette vérification, on s’était ainsi aperçu d’une différence des deux côtés de la frontière dans les classes d’essieux des véhicules108, qui a finalement donné lieu à une surreprésentation de la classe des poids lourds plus grands (à 4 et 5 essieux) et à une sous-représentation de la classe à 2 essieux dans les données utilisées pour extrapoler les observations de l’enquête au trafic total. Cette différence faisait suite à différents résultats dans les tonnages moyens des véhicules, avec notamment un tonnage plus élevé lorsque les données issues de l’enquête étaient redressées sur la base des données autoroutières françaises plutôt que sur celles du péage italien. La décision du SESP d’introduire des coefficients de redressement complémentaires, afin de corriger les erreurs qui ont été constatées depuis sur l’ensemble des points de franchissement à la frontière franco-italienne109, a eu trois conséquences majeures. Tout d’abord, elle a considérablement rallongé le temps du travail nécessaire à l’élaboration de la base de données, les résultats définitifs de l’enquête 2004 n’étant disponibles qu’à l’automne 2006. Ensuite, puisqu’il n’a pas été possible d’effectuer la même comparaison avec les données italiennes en 1999, le résultat est qu’aujourd’hui on dispose de deux bases de données différentes : une première base sans redressement (1999), qui comprend des poids lourds plus grands et présente donc des valeurs pour les tonnages moyens plus élevés, et une deuxième base avec redressement (2004), qui présente des valeurs moindres pour les tonnages moyens. Cela engendre un problème pour les analyses d’évolution, en raison d’une réduction importante des tonnages moyens – indicateur de la productivité du transport – transportés par poids lourd : dans l’ancienne version du fichier (avant correction), les trafics au Mont Blanc et au Fréjus se caractérisaient par une moyenne de 16 tonnes par poids lourds, alors que, suite à la correction, le tonnage à ces passages se réduit à 14,8 tonnes. Cela produit un écart important dans la quantification du volume de trafic concernant ces passages : le trafic en tonnes diminue de -7,3% en moyenne sur les passages français après redressement, alors que le trafic en nombre de poids lourds est quasi invariant. On remarque sur le tableau suivant que, d’après les calculs effectués par LTF et la réaffectation aux classes de poids des véhicules, le passage de la base de données 2004 « avant retraitement » à la base « après retraitement » se traduit par une augmentation du nombre de camions vides et de camions de moins de 26 tonnes et une réduction du nombre des camions de plus de 26 tonnes.

Fig. 60
Fig. 60– Les corrections du fichier CAFT 2004

Source : LTF (2006)

Enfin, la Suisse et l’Autriche ont décidé de n’apporter aucune rectification à leurs enquêtes, malgré le fait que le recensement des données effectué par le ministère italien a mis en lumière l’existence du même problème sur l’ensemble des passages de l’arc alpin. Par exemple, au Brenner, la comparaison des données du ministère italien avec les données CAFT restitue les mêmes différences constatées à Vintimille, c'est-à-dire une sous-représentation des classes à 2 et 3 essieux et une surreprésentation des classes à 4 et 5 essieux.

Au vu de ces écarts, il est évident que la décision de la Suisse et de l’Autriche produit une distorsion supplémentaire dans la base de données, entre les données de trafic aux passages français, revues à la baisse, et les données relatives aux passages suisses et autrichiens. Malgré cela, en 2006, lors de la 3ème Conférence des ministres des transports de l’arc alpin (dans le cadre du Groupe de Zurich), l’Italie décide finalement d’approuver les résultats de l’enquête 2004. Les données Alpinfo sont en conséquence modifiées, à partir de 2006, sur la base des corrections que CAFT a apportées aux passages français. Cette révision se traduit par une réduction de 3 millions de tonnes en 2004 sur les passages français, avec des différences selon le point de franchissement, comme illustré par le tableau suivant.

Fig. 61
Fig. 61– La révision de la base de données Alpinfo pour l’année 2004 (trafics en millions de tonnes)

Source: Alpinfo (2004 et 2005)

Entre 2001 (année de création du Groupe de Zurich) et 2006, la globalité du travail réalisé autour de la mesure des trafics aux franchissements par le groupe de travail sur la mobilité en zone alpine au sein du Groupe de Zurich n’a rien produit qu’un accord sur les chiffres. Pendant tout ce temps, la présidence italienne du groupe de travail n’a jamais été remise en question, malgré les retards et les conflits qu’elle a engendrés. Cela témoigne de l’importance accordée à l’obtention d’un accord sur les chiffres qui auraient dû servir de base à la concertation et, surtout, de la priorité donnée à l’obtention de l’appui politique italien à la démarche commune par rapport à l’objectif de produire une avancé technique du dispositif, devenu – dans le cadre du Groupe de Zurich – un aspect secondaire de l’étude de la mobilité. La moindre importance accordée à l’harmonisation des résultats finaux du redressement entre les bases de données des trois pays par rapport à l’acceptation italienne de ces chiffres démontre ainsi que, avec la réalisation de la troisième enquête CAFT et, notamment, avec l’inscription de cette démarche dans le cadre d’activité du Groupe de Zurich, la collaboration alpine s’éloigne d’une première phase de coopération technique pour rentrer dans une phase de concertation politique à l’échelle de l’arc alpin dans son ensemble.

Notes
107.

Participation à la 3ème Conférence des Ministres des Transports de l’Arc Alpin (Lyon, le 20/10/2006); participation à la réunion commune de travail des CIG franco-italiennes du Mont Blanc et du Fréjus (Paris, le 02/10/2006); suivi des travaux de redressement de la demande globale pour le compte de LTF dans le cadre de la deuxième phase des études de trafic fret (juillet-décembre 2006).

108.

En Italie, la classe tarifaire de péage est basée sur le nombre d’essieux, alors qu’en France cela ne se vérifie que dans le cas de la classe 3 de péage, correspondant aux poids lourds à deux essieux, ce qui n’est pas le cas pour la classe 4, pouvant comprendre des véhicules à 3, 4, 5 essieux ou plus. Dans les bases de données autoroutières françaises, les classes de véhicules de plus de 3 essieux sont donc estimées, alors que les dimensions des classes en Italie sont issues de l’observation.

109.

« En partant de là, on a fait des contrôles, un peu moins précis, sur les autres points de passage autoroutiers, au Fréjus et au Mont Blanc, et l’on s’est aperçu que partout ça n’allait pas : il y avait des différences entre les résultats de l’enquête et ce que disaient les données de trafic ». M. Houée, DAEI – SESP.