Italie : entre une vision régionale de passages alpins et une vision nationale du système alpin

L’Italie se caractérise d’abord par l’importance majeure du franchissement des Alpes pour sa connexion avec l’Europe. Cette importance géopolitique est d’abord enracinée dans l’histoire de la péninsule : la maîtrise des voies de communications vers l’Europe du Nord a très tôt été un enjeu pour les villes marchandes de l’Italie moyenâgeuse. Fernand Braudel (1979, p.89), retraçant l’affirmation de la primauté vénitienne aux XIIe et XIVe siècles, souligne parmi les éléments déterminants la prise du contrôle de la voie du Brenner au détriment de Vérone. Cela étant, la recherche par les villes italiennes de la maîtrise des passages alpins ne s’est que rarement opérée par la conquête militaire. L’Italie a plutôt assuré ses voies commerciales par la puissance économique et par une sorte de mise en concurrence de différents itinéraires (auquel il faut ajouter la voie maritime par Gibraltar). Elle a mis à profit sa situation géographique situant la plaine du Pô au centre d’un éventail dont les différents passages alpins constituent les armatures. Enfin, la question alpine, vue d’Italie, a toujours eu cette ambivalence d’être simultanément un enjeu partagé entre toutes les cités et un enjeu de la compétition qu’elles se livraient.

Cette parenthèse historique résume les principales caractéristiques du point de vue italien contemporain sur la question des traversées alpines. Dans la période récente en effet, la politique italienne sur cette question a d’abord visé à garantir l’accessibilité terrestre de la péninsule. Cet enjeu est clairement porté au niveau national, par l’État central. Il a conduit à soutenir tous les projets de nouvelles infrastructures permettant d’accroître la capacité de traversée des Alpes, qu’ils soient routiers ou ferroviaires. Cette priorité à l’accessibilité a également conduit l’Italie à n’accepter qu’avec beaucoup de réticences l’orientation progressive de la politique des autres pays alpins vers une limitation du trafic routier. La position de l’Italie n’a pu évoluer sur ce point que, face à la détermination de ses partenaires, dans le cadre d’une sorte d’échange consistant à substituer de la capacité ferroviaire à toute restriction de la facilité de circulation routière. L’Italie en est arrivée désormais à soutenir les politiques de report modal parce qu’elles sont l’élément central de la justification des projets de nouvelles traversées ferroviaires.

Cette ligne politique de défense de son accessibilité a aussi conduit l’Italie, comme les villes qui la composaient au Moyen-âge, à privilégier une approche traitant les problèmes passage par passage, en cherchant à susciter une émulation en particulier entre les promoteurs des différents projets. Cette logique d’action bilatérale vient à rebours de l’évolution du dossier du trafic transalpin engagé dans un processus d’« alpinisation », dans une approche qui tend à considérer – comme on l’a vu à propos du projet Lyon-Turin – l’ensemble de l’arc alpin comme un système unique, dans un processus d’élaboration des politiques qui repose – comme on le verra dans les chapitres suivants – sur l’approfondissement de la coopération entre les différents partenaires. Dès lors, ce positionnement « historique » de l’Italie a tendu pendant une longue période à isoler l’Italie des pays voisins sur la question du franchissement des Alpes. Ce n’est que très récemment, on le verra, que l’Italie a levé une partie de ses réticences et s’engage plus ouvertement dans la dynamique commune. Cette position a été tenable aussi longtemps en raison d’abord de la situation incontournable de l’Italie sur la question de la traversée des Alpes. Elle a pu ensuite s’appuyer sur la structure de médiation que constitue l’Union européenne. Celle-ci garantit en effet une relative solidarité de l’ensemble des pays membres par rapport aux contraintes de la géographie italienne. Elle a pu un temps apparaître également comme un allié potentiel de Rome qui se retrouve parfaitement dans une défense inconditionnelle de la liberté de circulation des biens et des personnes. Enfin, le fonctionnement de l’Union permettait que l’Italie vienne y défendre ses intérêts propres. Comme nous le verrons, l’implication de l’Italie dans les structures de concertation multilatérales alpines s’est de fait renforcée parallèlement à celle de l’Europe.

Le troisième trait dont l’Italie hérite de son histoire concernant la traversée des Alpes tient à la compétition territoriale dont cette question est l’objet entre les principales cités – aujourd’hui les Régions. De fait, en raison de leur position respective au débouché de l’un ou l’autre des axes de franchissement des Alpes, le Piémont, la Lombardie et la Vénétie n’ont pas des intérêts parfaitement concordant quant à la réalisation de l’un ou l’autre des projets de nouvelle liaison ferroviaire. La région turinoise est bien entendu intéressée au premier chef par le projet Lyon-Turin, la Vénétie par le Brenner, voire par les itinéraires encore plus à l’Est, celui du Tarvisio, notamment110. La situation centrale de la Lombardie, son poids économique et la certitude de la réalisation des corridors helvétiques qui la desservent directement donnent à la région milanaise plus de latitudes. Ses priorités demeurent cependant très orientées selon une logique Nord-Sud qui correspond, au Nord, à l’accès au marché allemand vers qui les exportations milanaises sont principalement tournées, et au Sud, à une position largement fédératrice des intérêts majoritaires de l’ensemble de la péninsule, et notamment ceux, essentiels, du port de Gênes. A ces orientations divergentes, qui découlent d’une appréciation statique de la position géographique des différentes régions, s’ajoutent des dynamiques d’évolution différentes, notamment marquées par la croissance des flux à l’Est de l’arc alpin et par une certaine ouverture de l’économie italienne en direction de l’Europe orientale. La forte autonomie dont disposent les collectivités territoriales en Italie, par rapport à la France en tout cas, est un dernier point qui vient y renforcer le poids des logiques régionales. Cet aspect est en outre renforcée par la position particulière des régions du Val d’Aoste d’une part et du Trentin Haut-Adige d’autre part. Ces régions montagnardes – donc plus sensibles aux problématiques de transit que les régions de plaine – commandent les débouchés de deux passages importants, celui du tunnel du Mont-Blanc pour la première et celui du col du Brenner pour la seconde. Leur histoire et leur culture en font des territoires spécifiques en Italie, qui bénéficient d’un statut de Régions Autonomes aux compétences élargies.

Enfin, la position italienne sur le dossier des transports alpins est aussi déterminée par un élément qui n’était pas vraiment lisible au Moyen-âge : la densité de la plaine du Pô. Plus que par les traversées alpines elles-mêmes, l’accessibilité aux pôles économiques italiens apparaît de plus en plus obérée par les difficultés de circulation au sein de l’immense conurbation qui court de Turin, et surtout Milan, jusqu’au carrefour vénitien. Cet élément intervient de plusieurs manières. Il fonde tout d’abord une communauté d’intérêt sur l’ensemble de la plaine du Pô qui vient contrebalancer les logiques régionales particulières. Ensuite, il relativise l’importance de la question des traversées alpines en lui surimposant des problématiques de mobilité quotidienne et interurbaine, mais internes à un même ensemble économique. Dans le contexte italien, l’acuité de ces questions conduit les différentes régions à rechercher aussi la réalisation d’infrastructures routières. En troisième lieu, la thématique de la circulation le long de la plaine du Pô vient rééquilibrer sur une ligne directrice Est-Ouest une politique italienne plus naturellement orientée selon un axe Nord-Sud. Cette réalité explique la résonnance spécifique de la thématique du « corridor V » (AlpenCorS, 2005), qui dans les schémas de planification de la Commission européenne, relie Lisbonne à Kiev, en passant par le Lyon-Turin, la plaine du Pô, et retraversant les Alpes à l’Est de l’Autriche pour rejoindre Budapest.

En résumé, la position traditionnelle de l’Italie par rapport à la problématique du trafic transalpin est paradoxale. L’Italie est en effet, par sa situation géographique, au cœur de cette question et pourtant, de multiples éléments la poussent à adopter un positionnement politique en marge de l’espace alpin. Ce paradoxe se poursuit jusqu’à aujourd’hui, mais semble, comme nous le verrons, en voie d’être dépassé par la dynamique intégratrice acquise par l’espace alpin sur la question des transports.

Notes
110.

L’Eurorégion Adria-Alpes qui rassemble la Carinthie/A, la Vénétie/I le Frioul/I la Slovénie et peut-être bientôt la Croatie traduit ce tropisme oriental alpin.