Suisse : d’une approche unilatérale à la conception de la coopération alpine

Dire que les Alpes occupent en Suisse une place majeure est un euphémisme. Mais cette place symbolique du massif montagneux dans l’imaginaire et la genèse de la nation suisse est aussi largement associée à celle du trafic de transit à travers le massif111. Dès l’origine, la Suisse se constitue comme un pays de transit – vocation dont elle tire des revenus –, comme un pays ouvert sur l’extérieur – entre l’omniprésence des activités touristiques et le poids des activités bancaires, cette caractéristique se perpétue – mais également comme un territoire qui entend rester maître de sa destinée. A ces traits fondateurs, il faut ajouter un dernier enjeu essentiel pour la Suisse du transport à travers les Alpes, apparu progressivement à la faveur de l’élargissement de la Confédération, celui de la cohésion nationale. En effet, l’accès au Haut-Valais, largement isolé de la Suisse alémanique, et surtout au Tessin, seul canton helvétique situé sur le versant méridional des Alpes, transforme la question de la traversée des Alpes en une question intérieure.

De son histoire, faite de l’association de petits États toujours jaloux de leurs intérêts mais vulnérables face à leur voisins, la Suisse hérite aussi d’une forte tradition « d’initiative populaire » et de consensus qui perdure et marque encore aujourd’hui l’organisation politique du pays. La Présidence du Conseil fédéral est tournante et surtout des référendums d’initiative populaire sont un moyen important d’orientation de la politique fédérale. Cette tradition va bien entendu fortement déterminer la politique fédérale en matière de franchissement alpin et son évolution. Comme ailleurs, la problématique initiale est conditionnée par la recherche d’une meilleure accessibilité qui conduira à l’équipement à la fin du XIXe et au début du XXe siècle à l’équipement de deux axes ferroviaires majeurs, celui du Saint-Gothard sur l’axe historique et celui du Lötschberg-Simplon. Ensuite, la priorité est donnée au réseau routier puis autoroutier qui se traduit par le percement du tunnel routier du Saint-Gothard inauguré en 1980.

A partir de cette date, la politique suisse vis-à-vis des franchissements alpins se modifie très rapidement pour marquer une préférence de plus en plus nette en faveur du transport ferroviaire. En 1985, une redevance forfaitaire est instaurée pour les poids lourds, parallèlement à la mise en place d’une vignette autoroutière. La logique est celle d’une prise en charge par les usagers d’une partie des coûts d’infrastructure. Le montant de la redevance PL est cependant très faible (après un léger relèvement en 1994, il s’établit à 25 FS pour une traversée de 300 km entre Bâle et Chiasso). En 1987, le principe du programme « Rail 2000 » prévoyant une amélioration radicale de l’offre ferroviaire dans le pays est accepté par votation. En 1989, c’est l’interdiction de circuler la nuit et le dimanche qui est imposé aux poids lourds. A la fin de cette période, les tentatives de suppressions de la taxe poids lourds seront rejetées.

Néanmoins, c’est en 1992 que commence à prendre forme une véritable politique suisse en matière de transit alpin. Elle se traduit à travers trois mesures fondamentales avalisées par votations populaires. La première concerne l’engagement du programme NFLA (Nouvelles Liaisons Ferroviaires Alpines), déjà inclus dans le programme « Rail 2000 » mais dont l’ampleur implique une approbation spécifique : il s’agit de la réalisation de deux itinéraires ferroviaires à haute performance, l’un suivant l’axe Lötschberg-Simplon avec un tunnel de 34 km inauguré (partiellement, un seul tube ayant été réalisé sur une partie de l’ouvrage) à l’été 2007, l’autre suivant l’axe du Saint-Gothard avec, entre autres, un tunnel de base de 57 km dont la date de mise en service est estimée en 2018.

La seconde mesure est la votation de « l’initiative des Alpes ». D’origine associative, cette initiative est adoptée contre l’avis des autorités politiques, après un rejet successif par le Conseil Fédéral, le Conseil National et le Conseil des Etats (http://www.initiative-des-alpes.ch/f/Historique.asp). Elle réoriente fondamentalement la politique fédérale en matière de transit en inscrivant dans la loi fondamentale un plafond de 650.000 poids lourds au maximum, à atteindre en 10 ans112. L’objectif d’abaisser le niveau du trafic routier, s’il ne se concrétise pas, ne sera pourtant jamais remis en cause dès lors et deviendra structurant de la politique fédérale. Dans l’immédiat, elle se traduira par la mise en place d’une réglementation interdisant la circulation des véhicules de plus de 28 tonnes de poids total en charge, ce qui revient à n’autoriser de fait le transit par la Suisse que des poids-lourds circulant en demi-charge.

La troisième mesure adoptée concerne le remplacement de la redevance forfaitaire par une redevance proportionnelle. Une première votation, en 1994 en adopte le principe en ouvrant la voie soit à une redevance liée à la consommation (une taxation du prix du gazole avec le risque important, pour un pays de petite dimension, de voir la mesure contournée par des véhicules entrant en Suisse avec des réservoirs suffisamment pleins pour pouvoir la traverser), soit à une redevance liée à la prestation, c'est-à-dire une redevance d’usage du réseau routier et autoroutier, la RPLP (redevance poids lourds liée aux prestations) qui sera finalement adoptée. Mais la véritable nouveauté de la RPLP ne tient pas à son mode de taxation, mais plutôt à l’objet de la taxation. En effet, l’objectif de la redevance forfaitaire n’est plus seulement de couvrir les coûts de l’infrastructure (construction, entretien, renouvellement), mais aussi d’appliquer le principe pollueur-payeur et de couvrir le coût des atteintes à la santé, des accidents, du bruit, de la pollution de l’air et des dommages aux bâtiments. Les modalités de la RPLP seront adoptées, à nouveau par votation, en 1998, pour entrer en application en 2001.

Durant les années 1990, la politique suisse en matière de transit alpin se structure autour d’un objectif quantifié de limitation du trafic routier et de deux moyens complémentaires : la mise en œuvre d’une alternative ferroviaire efficace et d’une tarification d’usage des infrastructures dissuasives. La cohérence de ce dispositif est encore renforcée par l’affectation des recettes de la RPLP dont une partie est destinée à financer le programme NFLA. Cette politique est cependant unilatérale. Conformément à la tradition de jalouse indépendance de la Confédération, ces principes ont été édictés sans concertation aucune, ni avec les pays d’origine ou de destination des flux concernés, ni avec les pays vers lesquels risquaient de se détourner les flux que l’on dissuadait de traverser la Suisse.

Cet unilatéralisme est abandonné à la fin de la décennie, lors de l’accord bilatéral de 1999 avec l’Union européenne. En réalité, le processus suivi au cours des années 1990 est un peu plus compliqué et doit être replacé dans le contexte plus général des relations entre la Suisse et l’Union européenne. En effet, en 1992, le peuple refuse le traité d’adhésion à l’Espace Economique Européen, orientant le pouvoir politique, plutôt favorable à un rapprochement d’avec l’UE vers un cheminement plus pragmatique qui aboutira à la conclusion en 1999 d’une série d’accords bilatéraux dont un, essentiel pour notre objet d’étude, concernant le trafic de transit (www.anneepolitique.ch/fr/europe.php).

La caractéristique essentiellement à souligner ici est que les objectifs et les moyens de la politique suisse ne seront finalement pas affectés par l’issue de la négociation engagée. En effet, l’accord signé avalise le remplacement d’une régulation réglementaire fondée sur une limitation des tonnages par une régulation économique fondée sur la tarification à travers la RPLP. Il en précise simplement le calendrier en programmant le rehaussement progressif du tonnage autorisé et l’augmentation parallèle du montant de la RPLP. Il garantit aussi le principe de libre circulation des biens et des personnes, principale motivation de l’Union européenne dans ces discussions, en incorporant le calendrier de mise en service des NFLA.

Cet accord est fondamental dans le processus que nous cherchons à analyser d’élaboration d’une politique alpine des transports. En effet, On verra qu’il impose de fait à l’ensemble de l’arc alpin le report modal. Il marque aussi le début des efforts de coordination des politiques de chaque pays, qui depuis lors, iront en se renforçant. Enfin, il consacre une dissymétrie entre la Suisse et ses partenaires. En effet, la Suisse conserve son objectif unilatéral d’abaisser le niveau du transit routier sur son territoire à 650.000 unités qui va continuer de structurer sa politique. Elle ne partage avec ses partenaires que le moyen qu’elle s’est donnée pour remplir cet objectif, le report modal. Cette dissymétrie va permettre quelques années plus tard à la Suisse, au nom de la poursuite de son objectif fondamental, d’imposer que soit prise en considération une nouvelle idée d’origine associative, la mise en place d’une régulation complémentaire, par contingentement, la Bourse du Transit Alpin (www.bourse-du-transit.ch/f/ATB_Aktivitaeten-Inhalt.asp).

Notes
111.

« L'aménagement du col du Saint-Gothard avec l'aide des Walsers récemment immigrés [...] a des conséquences importantes : [...] en récompense pour ce travail, Uri obtient pour ‘services rendus à l'empereur’ l'immédiateté impériale qui l'affranchit de la dépendance des Habsbourg tout en s'enrichissant par les péages et la vente des services (guides et auberges), ce qui attise évidemment les convoitises des Habsbourg ». C’est le début de la crise qui conduira au pacte d’alliance des trois cantons à l’origine de la Confédération. http://fr.wikipedia.org/wiki/Histoire_de_la_Suisse#Conf.C3.A9d.C3.A9ration_des_III_cantons

112.

Le trafic routier de marchandises aux quatre points de passages principaux du San Bernadino, du Saint-Gothard, du Simplon et du Grand Saint-Bernard a atteint 1.262.525 véhicules en 2007 selon les statistiques de l’Office Fédéral des Transports.( www.bav.admin.ch/verlagerung/fakten/index.html )