8.2.2.Conclusion

En conclusion de cette analyse, on peut observer que le Groupe de Zurich dessine, au niveau de la région alpine, un contexte politique nouveau, qui prend forme et s’organise autour de la gestion de l’offre de transport et de franchissement des Alpes que les pays envisagent de garantir aux différents types de trafic circulant dans la région.

Sur ce point, il est remarquable de constater que, si la protection des territoires traversés est la principale justification de ce renouvellement des politiques, celles-ci sont pour leur part encore pilotés par des indicateurs de fluidité des flux, serait-ce au prix d’un transfert modal. Au contraire, la « logique suisse », même si elle n’est qu’imparfaitement suivie, part d’un objectif de protection des territoires, le traduit en objectif de plafonnement du trafic routier et décline en conséquence la politique des transports à mettre en œuvre. Les politiques définies en communs à l’échelle de l’espace alpin énoncent des principes sur la protection des territoires, mais pas encore d’objectif chiffré de limitation des flux. Ces principes mènent directement à des orientations générales en faveur du report modal en matière de politiques transport, puis à des mesures plus précises sans que leur élaboration ni leur mise en œuvre ne puisse s’appuyer sur la définition stabilisée d’une ambition en matière de protection des territoires. De ce point de vue, l’accord sur le transfert de 100 000 PL d’ici 3 ans obtenu dans le cadre des négociations sur le Lyon-Turin conduites par M. Virano dans le Val de Suse marque une véritable rupture de la politique italienne et ouvre – peut-être – la voie à l’adoption d’une nouvelle logique d’action dans l’espace alpin.

Les principales nouveautés observées à travers les travaux et les décisions produites par cette instance concernent, tout d’abord, les capacités nouvelles de défense des intérêts et exigences propres des États. Cette capacité, développée à travers une coopération politique multilatérale, est à mettre en relation avec les nouvelles connaissances en matière de comportement et d’évolution des trafics permises par la mise en place d’une coopération technique entre les pays dans le cadre de l’observation et de la mesure des flux. C’est cette connaissance, et notamment la visualisation des interrelations entre passages alpins, qui permet aux pays d’évoluer d’une logique d’action individuelle, axée sur le report d’itinéraire, à une logique de coordination et de recherche d’un objectif plus global de report modal. L’adoption du principe de report modal représente, donc, le facteur de changement, qui permet de construire une base d’entente ou de compromis entre les besoins divergents des pays alpins, qui cherchent, à partir de la création du Groupe de Zurich, à ne plus faire appel à une intervention communautaire dans la négociation et la résolution des conflits en matière de gestion des trafics et d’organisation des transports à l’échelle alpine. De ce point de vue, la situation créée par le Groupe de Zurich représente une nouveauté importante dans l’espace alpin par rapport à la situation dans laquelle l’accord UE/Suisse avait été négocié en 1999. Cet accord, en effet, a été le fruit d’une négociation bilatérale, même si derrière l’Union européenne se cachaient en réalité les différentes volontés et exigences des pays européens, alpins ou non alpins, concernés soit par la traversée des Alpes soit, plus en général, par la fluidité des trafics et l’équité des conditions de circulation en Europe.

En second lieu, ces nouveautés concernent le passage de la concertation alpine d’une phase de définition de principes et d’objectifs (à l’intérieur de la Convention alpine) à une phase de fixation de ces objectifs à l’intérieur d’un cadre de discussion de mesures concrètes à mettre en œuvre de manière coordonnée dans cet espace. Le Groupe de Zurich se présente comme un dispositif opérationnel, le premier qui rassemble l’ensemble des ministères des transports des pays alpins et leurs services techniques autour d’une table commune où sont étudiées et discutées les mesures qui peuvent permettre, dans le cadre de la régulation des trafics transalpins, d’atteindre les principes établis dans le cadre de la Convention alpine, tout en cherchant à sauvegarder les intérêts principaux des différents territoires et pays concernés. Le domaine des transports est le seul, parmi les neuf thèmes traités par la Convention alpine, où les États ont mis en place une structure de coordination entre les administrations. La création de cette instance a fourni un cadre politico-institutionnel aux initiatives de collaboration que les services techniques des États alpins avaient déjà initiées, à partir du milieu des années 1990, dans le domaine de l’observation et de la mesure des trafics transalpins. L’intégration des réseaux techniques à des structures institutionnelles est un facteur de première importance pour la stabilité de ces réseaux et pour la coopération à long terme. Ainsi, l’inclusion du dispositif des enquêtes CAFT au sein des axes de travail menés par le Groupe de Zurich produit une situation nouvelle. Pour la première fois, les décisions techniques concernant la mesure des trafics et les décisions politiques concernant leur gestion sont discutées au sein d’un même lieu de concertation. A partir de ce moment, l’observation et la connaissance du phénomène, la définition du problème et l’élaboration des solutions sont inscrites à un agenda politique commun, auquel participent directement les États à travers leurs administrations responsables en la matière.

La création du Groupe de Zurich marque définitivement l’affirmation du rôle des États dans le cadre de la coopération alpine et l’affirmation des intérêts nationaux dans le cadre de la régulation des trafics alpins. Elle marque l’émergence d’un espace politique alpin des États en Europe. Les trois axes de travail, sur lesquels les ministères des pays alpins s’engagent, constituent les arguments ou outils mobilisés en interne, au sein du processus de construction de cet espace géopolitique, par les États. C’est cette consolidation « interne » de l’espace alpin qui permet ensuite son affirmation en Europe. Elle se fonde sur une réduction des écarts et des conflictualités parmi les positions défendues par chaque État dans le cadre de la négociation des mesures de régulation des trafics à mettre en place pour le franchissement des Alpes. La concertation alpine suit, ainsi, un parcours de « montée en généralité », au sens de Boltanski125, où chaque acteur modifie sa position et ses arguments en s’appelant à des « principes supérieurs communs » - ici le développement durable et le report modal - qui permettent de créer une base pour le dialogue. Cette généralisation a consisté en une dilution au fil de l’histoire de ces préoccupations particulières (le transit pour les territoires locaux et les pays entièrement alpins ; la fluidité de la circulation pour l’Union européenne, les pays périphériques et, surtout, l’Italie), qui ont été le moteur d’une problématisation initiale de la question des trafics transalpins. En participant de la réduction des points de vue, cette généralisation a facilité la construction d’une vision partagée à une échelle pan-alpine des trafics, sur laquelle se fonde désormais la concertation entre les États des politiques de gestion des trafics. Non seulement les différents pays alpins s’inscrivant dans cette démarche adoucissent leurs positions respectives, mais également l’Union européenne montre un changement d’approche. Effectivement, la dernière grande tendance que nous avons pu mettre en évidence au sein de la concertation alpine est l’émergence d’une convergence entre la politique européenne et la politique alpine de transport de marchandises. L’association de la Commission européenne au Groupe de Zurich (octobre 2006), sa signature du protocole Transports de la Convention alpine (octobre 2006) et l’introduction dans la deuxième directive Eurovignette 2006 de quelques normes de tarification routière spécifique pour les trafics dans les zones de montagne sont la marque de la reconnaissance de la part de l’Union européenne de la spécificité du transport transalpin, spécificité qu’elle a eu du mal à reconnaître dans d’autres domaines par le passé. Cette convergence se bâti donc autour de la reconnaissance de la spécificité de l’espace alpin en Europe, mais surtout de sa pertinence en tant que espace d’intervention et d’élaboration de solutions nouvelles, adaptées aux spécificités de la gestion des transports dans cette région.

Notes
125.

En étudiant la sociologie de l’ordre social, Boltanski s’interroge sur les modalités à travers lesquelles les membres d’une société construisent l’accord. La sociologie de la justice s’intéresse à la construction et à l’utilisation des ressources argumentatives de l’acteur en situation de justification de ses prétentions. Le moment crucial de la dispute est l’épreuve, le moment où les acteurs s’affrontent. Dans l’épreuve de justification, les acteurs se réfèrent aux « principes supérieurs communs ». Boltanski appelle cette épreuve de justification, où les acteurs revendiquent des principes généraux supposés opposables à l’interlocuteur, la « m ontée en généralité », où l’acteur cesse de défendre son cas particulier en soutenant des arguments à portée générales valant dans tous les cas semblables et faisant référence à un bien commun. La montée en généralité peut se poursuivre quand les acteurs ne peuvent se mettre d’accord sur un principe et ils remontent, alors, jusqu'à un principe supérieur qu’ils auraient en commun. Luc Boltanski, Laurent Thévenot, De la justification, 1991.