Chapitre 9 - Conclusion : l’espace alpin des transports, un espace en émergence et en évolution

Introduction

La littérature met en évidence que, depuis une quinzaine d’années, émergent des revendications fortes, portées et souvent initiées par les acteurs politiques locaux, visant à affirmer la spécificité des Alpes en tant qu’espace transnational128. Ces acteurs « fabriquent », dans leurs discours, des territoires transfrontaliers en utilisant la tradition et l’histoire pour légitimer des nouveaux regroupements ou en faisant recours aux cadres institutionnels de l’Europe, qui depuis 1992 favorise ces mouvements de recomposition transnationale à travers les programmes Interreg (Granet-Abisset, 2004). Néanmoins, l’évolution des dispositifs techniques et institutionnels mis en place dans le cadre de la gouvernance de la question du transit alpin nous montre qu’un espace géopolitique alpin différent est en train d’émerger. Fondé sur la coordination transnationale des actions et la convergence des objectifs en matière de politiques de transports, cet espace est surtout le fruit de l’initiative des États centraux des pays de cette région. La forme de cet espace - les acteurs impliqués dans sa construction et l’organisation de la structure de coopération au sein de laquelle ils opèrent - est en constante évolution. D’une part, les initiatives multilatérales mises en place à l’échelle alpine s’élargissent (le Groupe de Zurich s’étend en 2006 à la Slovénie et l’Union européenne) et se consolident, en acquérant une légitimité et une capacité d’intervention croissantes. D’autre part, elles montrent une ouverture au changement et une volonté de s’adapter aux défis posés par la gouvernance complexe de la question du transit alpin, qui laissent entrevoir une prochaine mutation d’organisation de la coopération multilatérale de l’espace alpin des transports. de même, la politique des transports évolue avec les formes de gouvernance. Nous avons, en effet, observé qu’une politique des transports pan-alpine, commune à l’ensemble des pays situés dans cette région, est désormais en cours d’élaboration. Les objectifs affirmés et les mesures étudiées dans le cadre de cette politique pan-alpine font de cet espace un « laboratoire d’innovation », où sont expérimentées des solutions inédites ailleurs en Europe, pouvant éventuellement servir de référence et d’exemple à d’autres régions européennes à l’avenir.

L’analyse des évolutions touchant la gouvernance de la question du transit alpin, conduite dans cette dernière partie de la thèse, nous permet de reconstruire le contexte général de l’émergence d’une dimension alpine du projet Lyon-Turin que nous avons étudié en première partie. Elle nous amène à observer que les changements s’étant produits au sein de la growth machine de ce projet sont venus s’inscrire – en la renforçant en retour – dans une dynamique plus large de coordination politique. A travers cette analyse, nous avons tenté de reconstruire les phases de cette dynamique, qui repose sur un travail de construction d’une représentation partagée à l’échelle de l’arc alpin de la question des trafics traversant la région.

Nous avions observé une première fois l’existence d’une représentation pan-alpine de la question des trafics lorsque, en étudiant le processus décisionnel du projet Lyon-Turin, nous avions constaté l’adoption par l’ensemble des acteurs alpins d’un objectif commun de report modal au sein des politiques de transport de marchandises. Dans cette partie-ci (partie 2) de la thèse, nous nous sommes d’abord efforcée de reconstruire les étapes et le jeu des acteurs ayant façonné l’émergence et l’affirmation d’une problématique du trafic alpin et de montrer les impacts de cette affirmation sur l’attribution des rôles et des compétences relatives à sa gestion à l’échelle alpine. Nous avons montré comment l’objectif du report modal, qui s’est imposé au sein des politiques de transports de marchandises alpines au lendemain de l’accord sur les transports terrestres entre la Suisse et l’Union européenne, s’est ensuite traduit par un objectif de rééquilibrage territorial entre les opportunités relatives au développement économique et à la protection environnementale des différents axes de transit traversant l’arc alpin. En partant de l’analyse des différentes représentations de la problématique du trafic alpin que les dispositifs techniques d’observation des flux mis en place ont rendues possibles, nous avons ensuite examiné les modalités de construction et de légitimation de ces lieux de la concertation alpine (la Convention alpine et le Groupe de Zurich, notamment), qui façonnent désormais les décisions en matière de régulation des trafics et politique des transports dans cette région. Ce chapitre se propose de reprendre les points acquis tout au long de l’analyse menée à l’échelle de l’espace alpin de façon organisée autour de plusieurs thématiques : la manière dont le concept de développement durable est mobilisé comme fondement d’une politique alpine des transports tout d’abord (9.1) ; le rôle de la représentation d’un espace géographique des trafics alpins sur la structuration d’un espace géopolitique des transports (9.2) ; les défis et les trajectoires futures imaginables de l’espace alpin des transports (9.3).

Notes
128.

L’existence, par exemple, de la revue culturelle L’Alpe/L’Alpe/Die Alpen publiée à Grenoble en français (éditions Glénat), à Turin, en italien (éditions Priuli & Verlucca) et un temps en allemand à Munich illustre, en dehors des questions de transports ou des initiatives européennes la vitalité de cette affirmation alpine dans la société.