9.1.Développement durable et transports : les arguments de la construction alpine

L’affirmation d’un espace alpin de la gestion des trafics est le fruit d’un long parcours faisant se croiser des échelles géographiques et des acteurs différents. La question de la traversée des Alpes s’est toujours caractérisée au cours de l’histoire humaine par un « emboitement » des échelles territoriales selon lesquelles cette traversée a été pensée et mise en œuvre (Debarbieux, 2002). Les avancées de ces dernières années sont le fruit de l’intervention des États centraux dans la question du transit alpin. Ces derniers sont arrivés à se coordonner au sein d’un contexte rendu complexe par le nombre considérable d’acteurs en jeu et les intérêts présents. Ils ont pu légitimer leur intervention vis-à-vis de l’Europe en affirmant l’existence d’une spécificité alpine par rapport au reste du territoire européen. Si, dans ce processus de construction d’un espace politique alpin, la question des transports est centrale, il faut toutefois souligner que la focalisation de ce processus sur la question de la gestion des traversées et des flux de transit a été possible parce que cette question s’inscrit dans une dynamique plus large, dépassant le simple domaine des transports. Dans le premier chapitre, nous avons mis en évidence que cette dynamique des États s’inscrit dans un parcours de continuité et s’alimente à la fois d’une démarche européenne antérieure et de l’action menée par les associations de défense environnementale. En effet, la représentation d’une spécificité alpine s’appuie, pour partie, sur l’affirmation de la place de la montagne au sein de la politique agricole communautaire et sur le travail de définition territoriale mené par l’Union européenne dans le cadre de l’élaboration de sa politique régionale. Pour une autre partie, elle s’alimente de la diffusion des idées de développement durable, lancée par la Conférence de Rio en 1992. Cet élément s’avère, en effet, un facteur important pour la légitimation des arguments utilisés dans la construction d’une problématique spécifiquement alpine des transports et pour son inscription à l’agenda politique des pays situés autour des Alpes. Nous avons vu que c’est dans ce cadre qu’une dimension associative écologiste particulièrement dynamique a pu fournir un apport concret à l’affirmation d’une spécificité alpine et à la création d’un espace alpin de la coopération transnationale. Grâce à des évolutions à la fois internes au monde associatif (internationalisation et mise en réseau des mouvements au-delà des frontières nationales) et externes (l’affirmation à l’échelle mondiale et sa déclinaison européenne des principes du développement durable), les groupes de pression réussissent à intervenir avec plus de force auprès des instances de Bruxelles pour la défense de régions de montagne en Europe : en 1988, la CIPRA fait approuver par le Parlement européen l’élaboration d’une convention pour la protection de l’espace alpin et, trois ans plus tard, la démarche initiée par cette ONG est reprise par les États.

C’est à partir de ce moment qu’un parcours de construction d’un espace géopolitique au niveau des Alpes commence à se dessiner. Le processus d’élaboration et de mise en œuvre de la Convention alpine y est pour beaucoup et son rôle s’exerce aussi dans l’affirmation de la problématique des transports au cœur des négociations. Tout d’abord, la signature de ce traité par les États et l’Union européenne marque la reconnaissance de la spécificité de ces territoires et pose, de ce fait, les bases d’une éventuelle reconfiguration politico-territoriale. Dans ce cadre, la rédaction des protocoles d’application du traité constitue une première tentative pour définir les conditions de cette réorganisation des relations entre acteurs sur la base d’objectifs politiques arrêtés. Leur ratification, en effet, implique l’engagement de chaque pays contractant à ce que toute mesure politique qu’ils étudieraient ou mettraient en œuvre dans les domaines encadrés par les protocoles soit conforme aux principes établis en commun lors de l’élaboration de la convention. Elle les oblige aussi à présenter un compte rendu, tous les quatre ans, concernant l’état d’avancement de l’application des dispositions prévues par la convention et ses protocoles.

En second lieu, l’introduction du principe de développement durable dans le cadre de la coopération créée par la Convention alpine s’avère un élément crucial pour le succès de cette démarche et pour son évolution. Dans sa première version, le traité proposait une approche visant uniquement à la protection des Alpes, qui ne correspondait pas forcement aux priorités de tous les pays inclus dans le périmètre de la convention. Le remplacement de ce dernier par le principe multidimensionnel de développement durable permet aux pays de la Convention alpine d’afficher un partage de valeurs, aussi vague que le concept de développement durable peut l’être, qui laisse néanmoins la possibilité de recompositions des divergences entre les pays sur les divers champs d’intervention concrets. En supposant la prise en compte simultanée des trois dimensions environnementale, sociale et économique, le développement durable ouvre les espaces nécessaires à la recherche de compromis et joue un rôle important dans la construction d’un point de vue partagé entre les intérêts des pays alpins centraux et des pays alpins périphériques. Pour ces groupes de pays, évidemment, les questions inhérentes à la montagne ne se présentent pas de la même manière, ne concernent pas les mêmes proportions de territoire et ne possèdent pas la même priorité dans le cadre des politiques nationales. Dès lors, le développement durable devient un instrument de négociation à l’échelle alpine, préalable au dialogue et à la coopération transfrontalière. Dans le cadre d’une stratégie de développement durable, l’objectif prioritaire est la conciliation entre différentes sphères de l’action politique. Dans le domaine des transports en particulier, les questions fondamentales gravitent autour de la dichotomie entre la nécessité de combiner mobilité et accessibilité d’un côté, et de préserver l’environnement et la qualité de vie des populations de l’autre. Ainsi, l’adoption préalable du principe de développement durable permet d’afficher une attention simultanée à l’ensemble des différents intérêts des pays alpins : plus orientés vers la protection environnementale (Suisse et Autriche), vers la protection de la fluidité des échanges économico-commerciaux (Italie), vers la défense de l’équilibre existant en ce qui concerne la localisation des axes de développement et de transport en Europe (France). En même temps, la Convention alpine constitue un « objet frontière », capable de connecter des mondes d’actions hostiles – comme celui des associations et celui des aménageurs publics – et de permettre la percolation du concept de développement durable, en favorisant son ancrage et son succès dans les politiques alpines (Lolive et Tricot, 2000).

Dans un objectif de développement durable, les transports s’avèrent un secteur privilégié pour la prise en compte des trois piliers qui en sont constitutifs. Situées à la frontière entre plusieurs domaines, les décisions concernant le domaine des transports font souvent se croiser des considérations environnementales, économiques et de protection des territoires, avec des questions sociales, culturelles et démographiques. Ainsi, dans une stratégie de développement durable, les transports s’avèrent un champ d’investissement intéressant pour la mise en œuvre des objectifs de la Convention alpine, visant à l’harmonisation des politiques des pays signataires dans une optique d’équilibre entre les intérêts économiques en jeu et les exigences de protection d’un patrimoine naturel particulièrement sensible. Pour les pays signataires, le protocole Transports joue un rôle fondamental au sein de la convention alpine. Ils y voient non seulement un outil pour discuter et construire une vision d’ensemble de la question des transports dans l’arc alpin, mais aussi plus largement un moyen pour aborder, à travers ses liens multiples avec les autres dimensions du développement durable, des questions importantes pour les Alpes (Rapport sur l’état des Alpes, Convention alpine, 2006). Le domaine des transports est aussi, à travers la variété des intérêts qu’il mobilise, un domaine privilégié pour rassembler des acteurs de tous bords, non seulement ceux préoccupés par l’environnement ou le développement économique, mais aussi ceux ayant essentiellement un point de vue « montagnard » ou au contraire davantage « métropolitain », et même des acteurs extérieurs à l’espace alpin, mais intéressés à sa gestion. Le passage d’une optique de protection environnementale à une stratégie de développement durable favorise donc la montée en puissance de la question des transports au sein du processus de négociation alpine. En retour, la place occupée par les questions de transport dans le cadre de cette négociation se révèle utile pour renforcer l’argumentaire du développement durable. En démontrant comment ce dernier peut être traduit en mesures politiques concrètes de gestion de l’offre et de régulation des trafics, la concertation alpine en matière de transports confère au principe du développement durable une dimension pratique, plus difficile à obtenir dans d’autres domaines. De ce fait, elle renforce la place du développement durable dans le processus de construction d’un espace alpin, en témoignant de la validité et de la pertinence de cet argument dans la concertation et dans la conciliation d’intérêts divergents.

Néanmoins, nous avons vu que la mise en œuvre de la Convention alpine demeure un processus problématique, qui avance lentement et de manière laborieuse. Comme le mettent en évidence Bätzing et al. dans une analyse des obstacles et des perspectives de la Convention alpine, ce traité est désormais devenu si complexe et, en partie, si inconsistant qu’il est « tout simplement difficile d’en atteindre les objectifs » (Bätzing et al., 2004). Certains domaines se révèlent plus problématiques que d’autres. Mais, si dans certains cas le principe du développement durable est effectivement venu diluer les objectifs à atteindre, dans le cas du domaine des transports au contraire, les exemples de traduction de ces objectifs en mesures concrètes sont plus nombreux. C’est en effet sur ce thème qu’aujourd’hui la coopération et l’élaboration de nouvelles mesures politiques avancent le plus vite, même si ces avancées sont réalisées en dehors du cadre de la Convention alpine. L’observation de l’évolution et de l’état actuel du processus de ratification du protocole Transports amène à envisager une situation de cristallisation des pays sur des positions « historiques ». Le processus de ratification renvoie l’image d’une opposition entre, d’un côté, les positions de protection territoriale et environnementale de la Suisse et de l’Autriche, et de l’autre côté, celles de la France, de l’Italie et de l’Union européenne, plus rétives à s’engager sur un dossier qui met en jeu la libre circulation des biens et des personnes et la possibilité de construire de nouvelles infrastructures. De ce point de vue, de nombreux auteurs soulignent que la Convention alpine, en tant qu’initiative multilatérale, n’a pas été à la hauteur des attentes, notamment pour ce qui est de la résolution les conflits d’intérêts existants entre les différents pays de l’arc alpin (Giorgi et Schmidt, 2005).

Mais l’intérêt de réaliser une étude focalisée sur les thématiques de transport, prenant en compte à la fois les outils techniques et les dispositifs institutionnels plus récents mis en place dans ce domaine, a été justement d’apporter des réponses nouvelles aux interrogations sur l’état et sur la réussite des initiatives transnationales alpines. L’analyse des dispositifs alpins de mesure et d’observation des trafics et des nouveaux lieux de la concertation alpine des politiques de transport nous ont effectivement permis de découvrir une situation différente de la coopération alpine par rapport à celle constatée par la plupart des recherches dédiées à ce sujet. En effet, les progrès constatés dans la coopération et dans l’émergence d’une politique des transports pan-alpine soulignent par contraste les lacunes de la Convention alpine. La clé de la réussite du groupe de Zurich a été l’articulation étroite entre une volonté pragmatique de résoudre des problèmes concrets et une volonté politique de construire et d’étendre progressivement un compromis consensuel. Cette articulation repose plus profondément sur la mobilisation coordonnée des capacités d’expertise technique des différentes administrations nationales concernées d’une part et de leurs prérogatives en matière d’orientation politique et en matière de gestion et de régulation des trafics d’autre part. Cet exemple montre en contrepoint ce qui manque à la Convention alpine : l’investissement d’un champ d’action concret sur lequel les acteurs se trouveraient effectivement en position de bâtir des compromis sous peine de se voir exclus d’un processus qui risquerait d’avancer sans eux. Les États et leurs administrations en charge des transports ont su se saisir des champs de la production harmonisée de données de trafic et de la définition de mesures de gestion, voire de régulation, des flux en transit dans les Alpes, qui correspondaient peu ou prou à leur compétences respectives. La Convention alpine saura peut-être profiter de la diversité des acteurs et des échelles territoriales qu’elle rassemble pour devenir l’instance où s’élaboreront les critères d’impact des trafics sur les territoires qui deviendront nécessaires si l’on avance encore sur la voie d’un contingentement des flux routiers.