9.2.1.La question du trafic transalpin : unité de lieu…

Le souci de coordination qui est à la base de la première base de données alpine, Alpinfo, répond à une exigence technique précise et largement partagée, même à l’extérieur de l’espace alpin, concernant le manque de données harmonisées permettant un suivi comparé des évolutions des trafics à travers les Alpes. Néanmoins, une lecture différente de ce dispositif nous a permis d’observer des éléments moins techniques, utiles pour comprendre la première étape du parcours d’alpinisation de la problématique des trafics.

Les informations contenues dans Alpinfo se prêtent à véhiculer une vision spécifique du problème des trafics et permettent aux acteurs qui s’en saisissent d’opérer une reformulation du problème de départ et des modalités d’intervention pour lui faire face. A la fin des années 1990, un ensemble d’événements amène à s’interroger sur les évolutions des trafics sur l’ensemble de l’arc alpin. Les huit accidents aux passages alpins, qui depuis 1999 ont eu lieu dans les grands tunnels routiers ou sur leurs itinéraires d’accès, mettent en évidence la fragilité du système des traversées alpines. Ensuite, les négociations bilatérales entre l’Union européenne et la Suisse concernant la politique des transports de ce pays sur les axes de transit européens qui le traversent, amènent à s’interroger sur les impacts possibles des mesures politiques suisses sur l’ensemble des trafics transalpins. Enfin, l’arrêt brusque et inattendu de la croissance des trafics aux passages franco-italiens, conduit certains acteurs à remettre en question la nécessité et la viabilité économique d’un projet au poids financier très lourd comme le Lyon-Turin. Les données harmonisées et comparables que fournit Alpinfo s’avèrent indispensables pour comprendre la portée de ces événements. En rendant possible la lecture des évolutions des trafics alpins à une échelle unique et non plus seulement en relation à chaque pays ou à chaque passage considéré isolement, ces données harmonisées mettent en évidence l’existence du phénomène des détours, qui permet de saisir les interconnexions entre les évolutions constatées à chaque passage alpin. Dès lors, ces évolutions commencent à être représentées comme les parties d’un phénomène unique, « le » trafic transalpin, commun à l’espace des Alpes dans son ensemble.

Les analyses des évolutions comparées aux différents passages réalisées à partir d’Alpinfo viennent compléter ce parcours de territorialisation au niveau des Alpes des problématiques de transport, démarré dans le cadre de la Convention alpine. Cette dernière avait souligné la spécificité de la région alpine par rapport aux problématiques de transports, en raison des atteintes spécifiques que ceux-ci apportent aux territoires de montagne. Avec Alpinfo le problème de la gestion des trafics est identifié dans la volatilité des ces flux entre les différents passages de la chaîne alpine et dans l’impossibilité, par conséquent, de maîtriser leur évolution globale en n’agissant que sur un seul point de franchissement.

Néanmoins, l’unicité de représentation des trafics alpins véhiculée à travers Alpinfo pose un problème de « partialité », qui limite de fait ses possibilités d’utilisation dans le cadre de la concertation alpine. En effet, à partir du moment où le problème identifié consiste essentiellement en une volatilité du trafic de transit, les données véhiculent un point de vue difficilement généralisable à l’échelle alpine. Typiquement suisse ou trop locale, cette représentation contraste avec les visions des pays alpins périphériques, l’Italie et la France, et de la Commission européenne, pour laquelle le concept de transit contredit l’idée même d’Europe. La représentation d’un phénomène pan-alpin à partir du concept de transit se heurte donc à une multiplicité de points de vue.

Encore une fois, c’est l’articulation de deux plans différents, celui de la négociation politique et celui de l’expertise technique, qui est à l’origine d’une nouvelle évolution. La représentation de plus en plus affirmée d’une unicité de la question du trafic alpin avance avec l’approfondissement des outils d’observation, qui permettent une connaissance plus fine des logiques de choix d’itinéraire et de choix modal suivies par les flux. Le dispositif d’observation CAFT naît pour des exigences techniques relatives à l’analyse des trafics, qui nécessite des données détaillées, fines et homogènes à l’échelle de l’arc alpin. Dans ce cadre, l’introduction de critères tels que l’origine-destination des flux, permet de connaître la longueur des acheminements, les logiques de choix d’itinéraire et de modéliser, dans le cadre des prévisions de trafic, l’affectation des flux sur l’ensemble du réseau alpin. Mais la prise en compte des origines-destinations des trafics apparaît également comme un élément important de l’affirmation d’une dimension alpine de la problématique du trafic d’un point de vue non-technique. Cette variable permet, en effet, de diluer la logique transit-échange, qui avait jusque là dominé les débats et alimenté les conflits entre les pays alpins centraux et les pays périphériques, entre les territoires locaux et les gouvernements nationaux. Le « coupable » n’est plus le trafic de transit, mais un élément plus « neutre », à savoir les trafics de longue distance. Ces derniers non seulement croissent davantage que les autres types de flux, mais ils sont aussi les plus volatiles et la cause, par conséquent, de l’instabilité du système alpin des trafics et des difficultés liées à sa gestion. La focalisation sur les trafics de longue distance constitue un moment fédérateur de la négociation alpine, qui fourni par ailleurs une meilleure justification à la mise en place de politiques de report modal (les trafics de longue distance sont les plus adaptés au transport ferroviaire).

Ainsi, la position centrale qu’acquiert la variable origine-destination dans le débat permet que s’affirme une représentation de la question des trafics transalpins qui est l’aboutissement d’un parcours de « montée en généralité » de la problématique initiale. Cette généralisation consiste en une dilution au fil de l’histoire de ces préoccupations particulières (les trafics en transit sur son territoire, la défense – par la fluidité de circulation – de ses propres échanges commerciaux), qui ont été à l’origine d’une problématisation des trafics alpins. Elle permet, à travers la réduction des points de vue, la construction d’une vision pan-alpine partagée des trafics, sur laquelle se fondent les démarches actuelles de concertation alpine au sein du Groupe de Zurich. Dans le cadre de cette vision de synthèse, tous les acteurs impliqués dans l’élaboration, la validation et l’exploitation de CAFT acceptent de fait un compromis et renoncent à défendre la totalité de leurs intérêts. Ce compromis se construit autour de l’objectif du report modal, principe fédérateur qui fonde l’élaboration des politiques de transport alpines dès l’accord de 1999 sur le transit à travers la Suisse. L’objectif du report modal est l’élément de la montée en généralité du processus décisionnel alpin. C’est en son nom que l’Italie accepte une limitation à la fluidité de circulation routière pour les trafics alpins, en raison justement d’une offre ferroviaire meilleure, que la Suisse reconnaît de son côté la nécessité de ne pas empêcher le transit des flux de trafic, que l’Union européenne accepte pour sa part que l’on mette en place des mesures politiques qu’elle ne permettrait pas ailleurs, quitte à voir se modifier l’interprétation de ses principes fondateurs.