9.3.2.L’affirmation d’un système de gouvernance multilatérale de la problématique des trafics alpins

En 2004 encore, lors de la clôture du projet européen Alp-Net129, en s’interrogeant sur l’état et la réussite des initiatives multilatérales mises en place dans le domaine de la politique alpine des transports, les chercheurs et experts du projet exprimaient des doutes et des évaluations négatives (AlpNet, 2004)130. En effet, ils constataient que, malgré un accord substantiel sur la protection des Alpes entre les administrations nationales, les autorités régionales, les collectivités locales, les populations résidentes et les associations écologistes, la plupart des initiatives mises en place jusque là demeuraient reléguées au niveau national voire local, tant en termes d’objectifs poursuivis que du point de vue de l’échelle et des modalités d’organisation (Giorgi et Schmidt, 2005). A ce propos, ils rappelaient que deux des principales initiatives politiques, les accords de transit UE/Suisse et UE/Autriche respectivement, avaient été décidées sur la base d’une négociation bilatérale entre les deux parties contractantes. En 1999, en effet, à l’époque de l’accord UE/Suisse, la discussion n’était pas encore assez mure dans l’ensemble des pays pour pouvoir assurer la mise en place d’un dispositif de négociation multilatérale. La preuve en est que l’Autriche, qui présidait l’UE à l’époque de la négociation du traité Suisse, n’a pas été en mesure de saisir une telle opportunité pour s’engager dans une coordination davantage stratégique de la politique des transports alpins. Néanmoins, les événements récents que nous avons analysés au cours des chapitres précédents, nous montrent que de profondes évolutions sont intervenues ces dernières années, qui nous permettent de compléter et mettre à jour les conclusions des chercheurs qui s’étaient penchés, au cours de la première partie des années 2000, sur l’étude des processus décisionnels alpins dans le domaine des politiques de transport.

L’une des principales conclusions auxquelles nous a conduite cette analyse est qu’un système de gouvernance multilatérale s’est désormais affirmé autour de la problématique des trafics alpins. Effectivement, nous avons vu que la concertation alpine a connu, au sein du Groupe de Zurich, des avancées substantielles, tant en ce qui concerne le thème de la mesure et de la représentation des problèmes que dans le champ de la politique des transports. Le passage à une situation de négociations multilatérales dans la première moitié des années 2000 est la marque de l’acquisition de la part des pays alpins d’une capacité d’intervention nouvelle. La situation précédente, où les décisions en matière de politiques de transport alpines reposaient sur des négociations bilatérales entre l’Union européenne et la Suisse, dépendait du fait que l’Union européenne, en tant que garante de la liberté de circulation, était davantage légitime que n’importe quel pays membre pour demander à la Suisse de négocier avec elle sa politique des transports. Dans le même temps, outre les moyens de pression dont elle pouvait disposer, l’Union se présentait aussi comme un partenaire crédible pour la Suisse, qui aurait permis, mieux que des discussions bilatérales de pays à pays, d’espérer voir prendre en compte les objectifs environnementaux de la Confédération. En effet, à l’époque, l’Union européenne était en train de construire sa légitimité « diplomatique » d’intervention et de représentation de l’ensemble des pays membres sur le domaine de l’environnement, en faisant principalement recours à deux arguments : le risque d’entrave à la concurrence et à la libre circulation que pourraient revêtir certaines réglementations environnementales nationales, d’une part, et l’incapacité des États à agir isolément sur certaines questions lorsqu’ils n’ont pas l’assurance de la réciprocité des éventuelles mesures coercitives, d’autre part. La négociation entre la Suisse et l’Union européenne s’est donc fondée sur le partage de ces deux préoccupations respectives, la défense de la libre circulation pour l’Europe et la défense de l’environnement pour la Suisse. Sur la base des débats et des décisions issues de cette confrontation, la négociation a aussi représenté un moment d’apprentissage, de « percolation » des raisonnements et des solutions proposées par les Suisses dans le domaine des transports durables. Ainsi, avec la signature de l’accord sur les transports terrestres de 1999, la Suisse a de fait imposé l’objectif du report modal à l’ensemble des pays alpins. Cet objectif de compromis entre les priorités suisses et les priorités européennes « contraint » en quelque sorte les autres pays. En effet, l’option suisse, prévue par le traité, de développer des capacités ferroviaires en échange d’une limitation de fait des capacités routières s’impose pour partie aux autres passages en raison des effets de contournement que la restriction suisse aurait pu engendrer. L’action suisse participe, ainsi, de l’affirmation d’un argumentaire environnemental dans les autres pays alpins, en France et en Italie notamment, où ce dernier trouve une première traduction concrète à travers le projet ferroviaire Lyon-Turin. Ce projet joue alors un rôle important dans l’engagement de la France et de l’Italie dans la démarche de concertation alpine, comme nous l’avions souligné dans la partie 1 de la thèse. C’est ainsi, en effet, que, dans une logique de justification du projet lors de la remise en cause de sa nécessité et viabilité économique, mais aussi dans une optique de prévention des effets de détournement engendrés par les mesures suisses, nous avons lue à travers l’histoire du Lyon-Turin l’émergence d’une politique de transports de marchandises entre la France et l’Italie focalisée sur le partage de l’objectif de report modal.

En conclusion, on peut affirmer que c’est à partir du moment où la Suisse impose à l’ensemble des autres pays alpins le principe du report modal, qu’elle déclenche en même temps chez eux un processus d’appropriation des problématiques et de l’argumentaire environnementaux, qui rend moins nécessaire par la suite l’intervention européenne dans la négociation et légitime, à l’inverse, une capacité d’intervention directe de chaque pays alpin. En ce sens, la mise en place d’un système de gouvernance multilatérale de la problématique des trafics alpins est le résultat d’une évolution, en termes de légitimité et de capacités d’intervention des pays, qui s’inscrit dans le contexte plus large d’un investissement progressif de la question environnementale par ces derniers. Ainsi, unité de l’espace alpin des trafics, report modal et coopération multilatérale sont autant d’éléments qui s’alimentent l’un l’autre, en déterminant l’existence d’un espace politique des transports dans les Alpes. Mais quelles sont les perspectives de cet espace à l’avenir ? Quelles sont les limites et quels les défis de son développement ?

Notes
129.

Le projet Alp-Net fait partie du 5ème programme cadre de la Commission européenne sur la compétitivité et la croissance durable.

130.

AlpNet (2004), Final Report – Proceedings of Work Package 4 Trans-Alpine Crossing – Synthesis & Concertation. Fifth Framework Programme on “Competitive and Sustainable Growth” - Key Action 2 “Sustainable Mobility and Intermodality”, Task 2.1.1/8. Thematic Network on Trans-Alpine Crossing.