9.3.3.L’espace alpin comme « laboratoire de la coopération ». D’un système de gouvernance multilatérale à un système de gouvernance multi-niveaux ?

L’espace alpin se présente aussi comme un « laboratoire de la coopération », où des modalités de gouvernance nouvelles pouvant servir de référence à d’autres régions en Europe sont mises en place. De la Convention alpine au Groupe de Zurich, nous avons retracé le parcours suivi par l’espace alpin dans l’élaboration d’un système de gouvernance multilatérale de la problématique des trafics alpins. Dans ce parcours, une nouvelle étape a désormais été franchie. En effet, la ré-implication, depuis 2006, de la Commission européenne dans la démarche conduite par les pays alpins au sein du Groupe de Zurich ouvre des nouvelles perspectives d’évolution en ce qui concerne la dimension de la concertation alpine mise en place par les États. Cette ré-implication modifie le cadre des acteurs de la concertation alpine, qui d’initiative multilatérale tend à se transformer en initiative multi-niveaux et à rétablir le principe de subsidiarité.

L’une des limites et l’un des défis face auxquels se trouve aujourd’hui confronté l’espace alpin des transports réside dans sa capacité à être représentatif de l’ensemble des expressions d’intérêt présentes sur son territoire. Puisque la construction d’un point d’entente alpin a reposé sur un parcours de montée en généralité de la problématique des trafics et sur l’affirmation d’un objectif politique de compromis, l’équilibre de la concertation alpine risque de se heurter à l’opposition des acteurs exclus du processus, notamment les territoires locaux. Ce risque est d’autant plus important que la plupart des pays alpins se caractérisent par une forte autonomie des collectivités locales, qui disposent donc souvent des moyens et des compétences nécessaires pour prendre des décisions indépendantes, capables de faire chanceler l’accord général de la négociation alpine. Un exemple éloquent à ce propos vient de la Région autonome de la Vallée d’Aoste, en Italie, au débouché du tunnel du Mont-Blanc, qui conteste le principe du report modal. Malgré les engagements pris par l’Italie dans le cadre du Groupe de Zurich sur l’abandon d’une politique fondée sur une intervention « passage par passage », la Région autonome de la Vallée d’Aoste vote une loi régionale, en 2006, qui prévoit la fixation d’une fourchette de trafic pour l’axe du Mont-Blanc. En 2007, elle lance une étude sur l’analyse de la capacité de cet axe routier (étude T-bridge), finalisée à la fixation des seuils « physique » et « environnemental » qu’il est censé pouvoir supporter. Cette étude représente la première étape de la mise en place d’une action test de contrôle et de régulation des flux en transit sur l’axe du Mont-Blanc, que la Région envisage poursuivre de manière indépendante, éventuellement avec l’appui du Département de la Haute-Savoie, que la Vallée d’Aoste incite à mettre en place une mesure similaire de l’autre côté du tunnel. Parmi les raisons de cette décision, il y a une remise en cause du principe du report modal. L. Cortese, chargé de mission de la Vallée d’Aoste, en présentant les études réalisées par la Région lors d’une réunion de la CAFI (Conférence des Alpes franco-italiennes), explique que la volonté de mettre en place des seuils de contingentement, sans concertation avec les acteurs des autres passages, repose sur la faiblesse de la stratégie de report modal poursuivies par les États : « On pourra sans doute faire quelque chose pour détourner une partie du trafic sur le rail, mais même le ferroutage ne pourra pas résoudre tous les problèmes »131. La stratégie de report modal serait, tout d’abord, trop lente. Elle demande, en effet, une attente trop longue pour des objectifs urgents : « d’autre part, on n’a pas d’investissements infrastructurels en prévision sur la brève période qui puissent sensiblement modifier la situation. Les projets d’infrastructure sur lesquels repose l’objectif du report modal sont à prévoir dans le long terme ; certains ont été abandonnés et d’autres semblent bloqués, depuis trop longtemps, dans une phase de discussions préliminaires »132. Ensuite, elle est jugée trop incertaine, puisqu’elle repose sur une collaboration jugée instable car fondée sur des compromis toujours susceptibles d’être remis en cause par des acteurs aux intérêts divergents. Entre temps, les trafics routiers ne cessent de croître, notamment à Vintimille pour ce qui concerne les passages franco-italiens. La Région Vallée d’Aoste affirme craindre tout spécialement un report d’itinéraire des flux actuellement en transit par ce passage côtier, qui se rapproche désormais de son seuil de saturation. En réalité, la saturation de Vintimille est une éventualité controversée. Le tassement de la croissance les toutes dernières années repousserait le risque de saturation. Néanmoins, au-delà de la validité des raisons qui poussent la Vallée d’Aoste à adopter une stratégie d’action non collaborative, cet exemple est intéressant parce qu’il met clairement en évidence les limites et les défis auxquels se heurte la démarche coopérative lancée par les États alpins à travers le Groupe de Zurich.

Par-delà le positionnement délibérément provocateur de la Région Autonome du Val d’Aoste, la question de la gestion des intérêts locaux et de l’arbitrage entre les passages est, quoi qu’il en soit, posée par la mise en œuvre de mesures de contingentement. La définition du niveau de contingentement au niveau du massif, même dans une simple logique de « réservation et gestion des sillons », implique ainsi de définir les critères qui définissent la capacité de chaque passage, de pondérer chacun d’eux puis d’en donner une mesure pour chacun des itinéraires de franchissement. La version « cap and trade » de la Bourse du Transit Alpin actuellement à l’étude décuple ces difficultés. L’exemple de la Vallée d’Aoste illustre comment l’exercice conduit à prendre en compte les particularités de chaque itinéraire, mais aussi comment un arbitrage entre critère de sécurité, de congestion et de protection environnementale ne pourra pas faire abstraction de la position des territoires locaux.

L’espace alpin pourra devenir un laboratoire intéressant de la coopération transnationale alpine s’il réussit à surmonter ces obstacles. Cette évolution reposera d’abord sur la capacité des acteurs de cette coopération à élargir leur cercle. L’intégration des différentes échelles des territoires locaux au processus de coopération sur les transports est de ce point de vue le principal défi que l’espace alpin devra relever dans les années à venir. Restera ensuite à ce collectif élargi à accepter et à synthétiser au sein du processus décisionnel les exigences des différents porteurs d’intérêt présents sur le territoire. D’ailleurs, l’activisme de la Vallée d’Aoste pourrait s’avérer un élément de renforcement de l’action collective que cette Région remet pourtant en question, puisqu’elle peut pousser les autres collectivités locales alpines à adopter plus rapidement et de façon coordonnée de nouvelles mesures de politique des transports. On retrouverait alors à l’échelle régionale un processus dynamique semblable à celui que la Suisse avait de fait initié en 1999, avec l’accord sur le transit terrestre, avec les autres États alpins.

Les questions sur ce sujet restent ouvertes. Néanmoins, nous avons constaté tout au long de cette thèse que les Alpes sont souvent présentées comme un terrain d’expérimentation et d’interventions nouvelles. Aujourd’hui, plusieurs exemples semblent indiquer que les territoires alpins poursuivent dans cette direction et proposent des réponses aux défis de la coopération alpine. Depuis quelques années, on assiste, en effet, à la création d’un nombre croissant de structures de coopération transfrontalière à l’initiative d’acteurs politiques locaux, qui témoignent du souhait des collectivités, de part et d’autre des frontières des grands massifs, de s’engager dans la résolution de questions d’intérêt commun. Parmi ces questions, les transports et les problématiques relatives à la gestion des trafics acquièrent une place de plus en plus notable. Les réseaux coopératifs, que sous des appellations diverses (Euro-région, Communauté, Conférence…) depuis quelques années les territoires locaux et régionaux mettent en place, connaissent un développement rapide en termes de taille, de compétences techniques et de capacités d’intervention. Parmi leurs finalités, on relève non seulement une volonté forte d’échanger des connaissances et de coordonner leurs actions, mais aussi une exigence explicite d’accroître leur poids de pression politique auprès des niveaux supérieurs de gouvernement, de voir leur existence reconnue par les États et de rechercher davantage d’influence auprès de la Commission européenne. L’accroissement de ces initiatives, en termes de taille, de dynamisme, de compétence et de visibilité, laisse entrevoir quelle sera la prochaine étape du processus de construction alpine. Cette étape, consistera dans l’affirmation d’une dimension locale et régionale de l’espace alpin. Si elle aboutit, elle viendra compléter la démarche initiée par les États et enrichir la concertation alpine. Dans le cas contraire, la coopération alpine s’en trouvera fortement affaiblie. L’intégration de cette dimension dans la concertation actuellement menée par les États et la Commission européenne permettrait l’aboutissement de la construction d’un système de gouvernance multi-niveaux de la gestion des trafics alpins.

Il est important de remarquer que les exemples de coordination locale actuellement mis en place au niveau alpin autour des problématiques liées au trafic alpin ne se posent pas en contradiction avec la démarche globale alpine des États. Au contraire, la défense des intérêts des territoires et la construction de leur capacité d’intervention passe désormais par le dépassement des intérêts particulier au profit d’une initiative coordonnée entre acteurs territoriaux de niveaux similaires. Elles s’inscrivent aussi dans une logique de collaboration avec les niveaux de gouvernement nationaux, qui s’exprime à la fois au niveau des formes d’organisation mises en place et au niveau des objectifs politiques poursuivis.

Au niveau de la démarche, les collectivités locales visent également l’échelle alpine et s’organisent entre elles sur le modèle adopté par les États. Les partenariats locaux et régionaux semblent ainsi avoir intégré l’idée d’unicité de l’espace alpin affirmée par les États. C’est sur la base de cette représentation que ces partenariats prennent de plus en plus un caractère multilatéral. Les réseaux de coopération et d’échange mis en place par les collectivités tendent, en effet, à englober l’ensemble des acteurs locaux des différents pays de l’arc alpin ou à étudier les évolutions et les systèmes de gestion des trafics à une échelle unique alpine, plutôt que de faire uniquement référence à l’espace de leurs territoires. Ainsi, par exemple, la Conférence des Alpes Franco-italienne, qui réunit les départements français et les provinces frontalières italiennes, ouvrait la manifestation Alpes 2020, qu’elle avait contribué à organiser à Chambéry en 2005, avec le double constat de la nécessité, d’une part, d’étendre la coopération à tout le contexte alpin (en évoluant ainsi de la situation actuelle, caractérisée par des rencontres bilatérales, à une concertation visant l’ensemble des territoires concernés par les trafics transalpins) et, d’autre part, d’une observation unique des trafics à travers les Alpes, concernant tous les pays alpins et tous les passages ensemble133. Les études que cette instance réalise à travers son Laboratoire Transports prennent en compte l’ensemble de l’arc alpin, tant pour ce qui concerne le volet observation (un projet d’« Observatoire Transfrontalier des Trafics Transalpins » a été lancé en mars 2007 et s’est achevé à fin septembre 2008 avec la finalisation d’un rapport sur l’évolution des trafics transalpins sur les vingt dernières années)134 que pour ce qui concerne l’analyse stratégique des politiques de transport envisagées à l’échelle alpine. Un deuxième exemple concret de coopération régionale locale alpine est celui de la Conférence d’Udine, qui regroupe les régions concernées par la réalisation du projet transeuropéen n° 6 Lyon-Trieste/Koper-Ljubljana-Budapest (voir encadré ci-dessous). L’évolution de ce dispositif, qui débouche finalement sur la mise en place d’une « Conférences des régions alpines », s’inscrit clairement dans cette tendance à élargir aux Alpes toutes entières les initiatives de coopération lancées.

Notes
131.

Luigi Cortese, coordinateur technique du projet OTTT (Observatoire Transfrontalier des Trafics Transalpins) pour la Région Vallée d’Aoste. Présentation de l’étude T-bridge à la réunion du Laboratoire Transports de la CAFI. Turin, 8 juin 2007.

132.

Idem.

133.

Franco Campia, assesseur aux transports dela Provincia di Torino. Retranscription des interventions au colloque « Quels transports durables pour franchir les Alpes en 2020 ? », Chambéry, 13 octobre 2005.

134.

CAFI – Laboratoire Transports (2008), Obseravatoire transfrontailer des trafics transalpins de marchandises et de voyageurs 1987-2007.