Conclusion générale

Les analyses que nous avons réalisées des processus de construction des politiques alpines de transports (partie 2) et d’un projet spécifique d’infrastructure ferroviaire à travers les Alpes franco-italiennes (partie 1) se sont basées sur un travail d’observation directe, à la fois participante et d’analyse des sources documentaires. Ce travail nous a permis de confronter les éléments et les thèmes qui ont façonné sur deux plans distincts – le plan technique et le plan politique – les parcours des décisions dans ces deux contextes. C’est grâce à cette méthode d’observation croisée que nous avons pu focaliser l’attention sur les outils produits et utilisés par l’expertise technique. Elle a permis une lecture critique de ces dispositifs, en mettant en relation leurs caractéristiques, les hypothèses à la base de leur construction et les résultats qu’ils ont été en mesure de fournir d’une part avec les contenus et les arguments structurants des débats politiques d’autre part. La confrontation de ces différentes sources nous a permis de mener une analyse approfondie du rôle jouée par les « actants » - les acteurs humains et non-humains qui, dans une optique latourienne, interagissent dans la production d’une décision - censés avoir influé sur l’existence du projet Lyon-Turin et sur l’émergence d’une politique spécifiquement alpine des transports.

C’est à travers cette analyse comparée que nous avons pu répondre aux deux ensembles de questions d’ordre différent, qui ont été à l’origine de cette thèse. Le choix de focaliser l’analyse sur les études de prévision de trafics réalisées dans le cadre l’évaluation du projet Lyon-Turin et sur les dispositifs de mesure et d’observation des flux à travers les Alpes construits afin d’alimenter la négociation des mesures de régulation de ces flux, repose ainsi principalement sur deux exigences différentes :

D’un côté, les outils techniques choisis représentent des instruments importants pour effectuer une lecture des choix et des valeurs sous-jacentes aux discours politiques. En cela, « ouvrir la boîte à outils » a été un moyen de rechercher et de reconstruire les arbitrages entre des choix et des volontés différents et donc de comprendre les résultats observables des processus décisionnels. Les outils de l’expertise technique ont constitué, en ce sens, une porte d’entrée sur les processus politiques que nous étudiions. Ils nous ont permis de répondre au premier groupe de questions qui ont motivé cette thèse, concernant l’émergence et l’affirmation d’un espace alpin des transports. De ce point de vue, nous pouvons observer, en conclusion de ce travail, comment les deux études sur le projet Lyon-Turin et sur les dispositifs de la concertation alpine se complètent. Leur analyse parallèle permet de mettre en relation le processus d’« alpinisation » observé au niveau des objectifs politiques associés au Lyon-Turin avec l’évolution des modalités d’élaboration et de concertation politiques de l’espace alpin. La lecture critique des outils de mesure et de prévisions des trafics mobilisés dans les deux contextes – de la manière dont ils ont été construits et des représentations des phénomènes qu’ils ont restitué et donné à voir – permet de comprendre comment une question spécifiquement alpine des transports a pu émerger, comment elle a été définie et construite, en évoluant au fil du temps, quels acteurs l’ont portée et quels enjeux sont attachés à son affirmation. Dans cette optique, les outils de l’expertise technique se sont avérés un instrument privilégié d’observation, permettant d’aller au-delà des discours des acteurs et de reconstruire les processus de représentation et de négociation derrière l’élaboration d’une politique des transports internationale. Les résultats de ce travail dépassent le cadre de l’intérêt précis que nous portions à la question de l’émergence d’une politique alpine des transports. Comme nous allons le détailler dans le premier point de ces conclusions générales, ils ont aussi une portée plus générale, puisqu’ils nous renseignent sur les modalités d’organisation de la coopération transnationale et sur l’émergence d’un nouvel espace géopolitique en Europe, qui se structure autour d’un projet politique commun.

Mais le choix de placer les dispositifs techniques au centre de notre analyse ne se limitait pas à la seule exigence de disposer d’un outil d’observation et de lecture du fonctionnement des processus d’élaboration d’une politique de transport. Ce choix a été aussi la conséquence d’un questionnement précis concernant la place et le rôle de l’expertise technique et de ses outils au sein des processus décisionnels. En effet, les instruments techniques de l’évaluation reflètent non seulement l’évolution des priorités politiques affichées et défendues par les décideurs, mais ils peuvent aussi affecter cette évolution. Notre analyse des outils techniques mobilisés dans l’évaluation du projet Lyon-Turin et dans la concertation alpine relève aussi d’un objectif plus global, visant la compréhension du rôle que jouent les outils de l’économie des transports dans le déroulement des processus d’élaboration des politiques de transports. Les conclusions que nous pouvons tirer de ce deuxième angle de lecture des deux études de cas répondent à une finalité plus explicitement prescriptive par rapport au premier groupe de questions. Ainsi, dans le deuxième point de ces conclusions générales, nous proposons une synthèse des apports et des limites, identifiés tout au long de ce travail, du recours aux outils rationnels de l’évaluation et de l’expertise dans le cadre de la prise de décisions, à partir de deux études de cas qui, de par de la longueur de leur histoire et du caractère particulièrement conflictuel des contextes dans lequel elle s’est déroulée, nous ont paru dès le départ être en mesure de fournir des exemples et des occasions de réflexion intéressants à ce sujet.