La construction d’un espace alpin à travers un processus de montée en généralité

Nous avons vu qu’à travers son évolution par « dimensions », le Lyon-Turin s’est transformé d’un projet partiel et territorialisé, à la fois déconnecté d’une politique globale de transport et isolé par rapport à d’autres projets, en un projet plus large et plus complexe, à la fois inséré dans un réseau articulé d’infrastructures et de nouveaux projets et, en même temps, partie constitutive d’une politique globale de transport, qui investit des contextes politiques et des échelles territoriales multiples. Dans cette transformation, toujours en cours du reste, le Lyon-Turin s’est largement alimenté des avancées de la concertation alpine. Il a muté dans sa forme, dans ses fonctionnalités et dans ses objectifs politiques, en se rapprochant des autres grands projets ferroviaires alpins, dont il partage aujourd’hui les caractéristiques techniques – une « ligne de plaine » à travers un territoire de montagne, reliant les lignes nouvelles des réseaux nationaux de deux pays différents par un tunnel de base... – ainsi que les objectifs de politique des transports qui sont désormais à la base de la définition d’une politique pan-alpine de la gestion des trafics : garantir la fluidité des échanges et réduire, en même temps, les impacts liés à la croissance des flux transalpins, en favorisant le transfert de la route vers le rail du transport fret. La problématique initiale, qui à l’origine du projet ne concernait ni la fluidité des flux à travers les infrastructures existantes, ni les possibles répercussions sociales de ces derniers sur les populations et l’environnement des territoires de transit, a donc suivi un parcours de montée en généralité. Ce parcours peut être lu en relation à des événements à la fois internes, propres à l’histoire du projet, et externes, s’étant produits au niveau de l’espace alpin. Ainsi, nous avons vu que l’intégration des principes « alpins » de la protection de l’environnement dans l’argumentaire du projet Lyon-Turin a répondu, pour une part, à une logique stratégique et instrumentale de défense du projet de la part des deux gouvernements français et italien. La spécialisation territoriale à l’échelle du territoire alpin des objectifs environnementaux poursuivis par la France et l’Italie en matière de politique de transport de marchandises peut être mise en relation avec la montée des critiques qui, à plusieurs reprises, ont remis en question la nécessité du projet ou sa capacité à répondre aux objectifs affichés.

Mais ce choix est aussi à réinsérer dans le cadre d’une stratégie plus large, relevant de l’intérêt que chaque pays alpin trouve à négocier avec la Suisse les mesures de politique des transports que cette dernière envisage de mettre en place, dans l’optique de contrôler les trafics de marchandises en transit sur son territoire. Dans ce cadre, l’étude du projet Lyon-Turin permet de suivre et de comprendre la construction d’une problématique alpine des trafics partagée parmi les acteurs de l’espace alpin. Dès lors, la montée en généralité de l’argumentaire associé au projet (qui vient englober peu à peu, à côté de l’argument de la croissance des trafics, les questions relatives aux conditions de déséquilibre modal et territorial affectant l’organisation des flux à travers l’arc alpin) permet d’expliquer, en partie, la montée en généralité des problématiques discutées par les acteurs de la concertation alpine des politiques de transport. Ainsi, de la même manière que l’histoire du Lyon-Turin s’alimente des avancées de la concertation alpine, cette dernière s’explique aussi en partie par l’existence et l’évolution de ce projet. L’analyse de l’histoire du projet Lyon-Turin nous renseigne sur l’émergence d’une politique pan-alpine des transports parce qu’elle nous permet de comprendre la réduction de l’écart entre les positions des différents pays intervenue au sein de l’espace alpin autour de la question de la gestion des trafics en transit à travers les Alpes. Elle nous permet, notamment, d’expliquer l’acceptation par la France et l’Italie de participer à la négociation, avec les autres pays de l’espace alpin, d’une politique commune de régulation des trafics à travers les Alpes, via l’acceptation du principe du report modal. Nous avons en particulier observé que les transformations de représentation du projet opérées par la CIG du Lyon-Turin (groupe de travail « Report Modal ») et par l’Osservatorio Virano entre 2006 et 2007 ont constitué un tournant important, non seulement dans l’histoire du projet, mais plus globalement dans l’évolution de la concertation des politiques alpines. En effet, dès que, à travers ces modifications de représentation, l’obtention d’un report modal conséquent est devenue une condition indispensable à la concrétisation du projet, et non plus sa conséquence automatique, l’existence du Lyon-Turin est devenue alors de moins en moins dissociable de la mise en œuvre d’autres mesures de report modal, qui seraient en retour de nature à garantir une intensification de l’usage de la future liaison. Mais, comme la présence d’un objectif global et partagé de report modal « explique » désormais l’existence du Lyon-Turin, de la même manière il faut considérer que, en l’absence de ce projet, l’adhésion de ces deux pays aux politiques alpines de régulation des trafics apparaîtrait soit contradictoire (pour l’Italie, par rapport à son exigence de défense de ses échanges internationaux) soit peu évidente (pour la France, en raison de la marginalité de la région alpine sur son territoire). Le Lyon-Turin peut donc être considéré un élément déterminant de l’engagement de ces deux pays dans la réflexion commune alpine sur les mesures de régulation du trafic des marchandises transalpin et, par conséquent, dans l’émergence et dans la consolidation d’un espace géopolitique alpin, qui se fédère autour d’un objectif progressivement défini comme commun et partagé.