Le poids important des problématiques de transport dans la formation d’un espace d’échanges et de coopération à l’échelle alpine

L’analyse des dispositifs techniques d’observation des trafics transalpins et institutionnels d’élaboration et de négociation politique, développée dans la troisième partie de la thèse, nous a ensuite aidée à comprendre le parcours de montée en généralité suivi par la question alpine des trafics. L’évolution des représentations de la problématique des trafics transalpins lue à travers les deux dispositifs de mesure alpins, Alpinfo et puis CAFT, a pu ainsi être mise en relation avec les progrès de la concertation alpine, obtenus au sein du Groupe de Zurich, pour expliquer le caractère innovant des mesures politiques discutées au sein de cette instance. Ces mesures, qui restent, pour l’instant, sans égales parmi les politiques de transport des autres pays européens, permettent de parler de l’espace alpin comme d’un « laboratoire d’idées » de la politique de transports de marchandises. En même temps, le dispositif institutionnel du Groupe de Zurich fait de l’espace alpin aussi un « laboratoire de la coopération », qui constitue un exemple intéressant du point de vue de l’analyse de l’organisation des espaces au sein du système de la gouvernance territoriale européenne. Ces deux éléments d’innovation ne sont pas sans liens entre eux.

En effet, à l’issue de nos deux études de cas, nous pouvons conclure que le caractère innovant des politiques de transport envisagées dans la région alpine repose largement sur l’existence d’une méthode de concertation visant à la fois à inclure l’ensemble des pays concernés et un accord unanime. Cette concertation est recherchée dans la totalité des étapes de l’élaboration d’une politique : reconnaissance des outils techniques de mesure, approbation des résultats issus de l’observation, partage de la définition du problème, acceptation des principes et des objectifs qui devront inspirer le travail d’étude et définition des mesures politiques. Mais surtout nous pouvons observer que, à l’inverse, le succès et les avancées marquées ces dernières années par les dispositifs de la concertation alpine reposent sur l’existence – ou plus exactement sur la construction effective – d’une politique des transports. La spécificité de ce domaine, qui – nous l’avons rappelé à plusieurs reprises au cours de cette thèse – se situe au croisement de plusieurs sphères (environnement, aménagement du territoire, économie…), conduit à réfléchir à plusieurs problématiques à la fois, en permettant de ce fait l’émergence d’orientations générales, qui répondent aux exigences et aux impératifs posés par le développement durable, plutôt que de prises de positions au cas par cas, sans coordination entre secteurs et espaces différents. La place qu’occupent les transports dans la négociation politique alpine, tout comme dans la recherche scientifique depuis quelques années, tient pour partie au déplacement et au recentrage des problématiques de recherche induit par la montée en puissance des préoccupations reliées au développement durable. Les transports s’affirment dans ce contexte comme un secteur d’intervention privilégié : en raison de leur nature de « carrefour », ils permettent mieux et plus facilement que d’autres domaines de visualiser et, par conséquent, de concrétiser les objectifs du développement durable.

Néanmoins, si ce dernier constat s’applique tout particulièrement au cas des Alpes, en raison de leur nature de territoire international et de leur spécificité environnementale, ce constat est facilement transposable à d’autres cas. Comme le Lyon-Turin, d’autres grands projets de transport se font de plus en plus porteursà la fois d’enjeux géopolitiques et d’enjeux environnementaux fondamentaux. Ainsi, l’analyse que nous avons développée sur les exemples du Lyon-Turin et de la construction d’un espace alpin des transports peut être appliquée à l’étude d’autres contextes ou espaces géopolitiques. Par exemple, les débats récemment relancés par la création de l’Union pour la Méditerranée (UPM)138 autour de et de la structuration d’un espace euro-méditerranéen, de coopération entre l’Union européenne et l’Afrique du Nord, montrent la centralité du thème des transports et de l’argument environnemental dans la structuration d’un espace d’échange et de coopération politique (Klein et Sutto, 2008).

Ainsi, un résultat intéressant de notre analyse a été de montrer l’existence désormais d’un espace géopolitique à l’échelle des Alpes, qui s’est construit autour des thèmes et des problématiques de la politique des transports. Cette observation apporte des réponses nouvelles aux questions concernant la coopération transnationale dans les Alpes, qui ont été à l’origine de plusieurs recherches dans le cadre du projet européen Alp-Net, conclu en 2004. Sur cet aspect, de nombreux auteurs avaient constaté que, malgré un accord substantiel sur la protection des Alpes entre les administrations nationales, les autorités régionales, les collectivités locales, les populations résidentes et les associations écologistes, la plupart des initiatives mises en place jusque-là demeuraient reléguées au niveau national voire local, tant en termes d’objectifs poursuivis que du point de vue de l’échelle et des modalités d’organisation. En particulier, ces auteurs soulignaient que la Convention alpine, en tant qu’initiative multilatérale, n’avait pas été à la hauteur des attentes, notamment sur le terrain de la résolution des conflits d’intérêts existants entre les différents pays de l’arc alpin. Ainsi, l’intérêt de réaliser une étude focalisée sur les thématiques des transports de marchandises, prenant en compte à la fois les outils techniques et les dispositifs institutionnels plus récents mis en place dans ce domaine, a été justement d’apporter des réponses nouvelles aux interrogations sur l’état et sur la réussite des initiatives transnationales alpines. L’analyse des dispositifs alpins de mesure et d’observation des trafics et des nouveaux lieux de la concertation alpine des politiques de transport nous ont effectivement permis de découvrir une situation différente de la coopération alpine par rapport à celle constatée par la plupart des recherches dédiées à ce sujet. Toutefois, si notre analyse nous montre l’existence d’un espace géopolitique à l’échelle des Alpes, concrètement quelle définition de l’espace alpin des transports pouvons-nous tirer de ces observations ?

Notes
138.

Le 13 juillet 2008 a eu lieu à Paris le sommet de lancement de l'Union pour la Méditerranée (UPM) entre 43 pays (l’ensemble des pays situés sur la Méditerranée plus les 27 pays de l’UE). Ce sommet a été l’occasion pour relancer le dialogue sur l’espace Euromed, conçu en 1995 dans le cadre du « processus de Barcelone ». La déclaration de création de l’Union prévoit en annexe six projets régionaux sur lesquels l'Union pour la Méditerranée doit prendre son essor, dont les deux premiers concernent le domaine de l’environnement (dépollution de la Méditerrané) et des transports (les autoroutes maritimes et terrestres, pour accroître les échanges et faciliter la liberté de mouvement des personnes et des biens).