a) Un premier exemple de retard : les questions de la stagnation des trafics et du découplage à la frontière franco-italienne dans les études du Lyon-Turin

En effet, l’organisation du processus décisionnel du Lyon-Turin a été pendant longtemps telle que le recours aux outils de l’expertise a souvent joué un rôle de justification a posteriori des décisions arrêtées par les acteurs politiques. Nous avons vu, par exemple, que dans un premier temps (au moment du passage de la dimension régionale à la dimension nationale, au milieu des années 1990), ce sont plutôt les changements politiques qui, en déterminant le passage d’une dimension à une autre, provoquent un changement d’approche dans les études et, par conséquent, dans la représentation du projet. Ainsi, l’affirmation de l’argument de la croissance des trafics en relation avec les évolutions économiques, puis l’imposition d’un objectif de fluidité de circulation à travers la barrière alpine sur l’argument des effets territoriaux positifs d’une politique infrastructurelle, sont la conséquence du réinvestissement par les deux gouvernements français et italien de leurs prérogatives sur la définition du projet et du déclin parallèle des acteurs régionaux au sein de la growth machine. C’est ce changement politique qui est à l’origine d’une nouvelle phase d’études de trafic pour le projet. Ces études vont alors se focaliser pour une longue période sur l’analyse de la génération de la demande de transport. Leurs résultats mettent l’accent sur la nécessité d’une politique infrastructurelle en mesure de répondre aux évolutions de cette demande et sur le risque de saturation des passages alpins, alors même que ce risque paraît de moins en moins probable pour le cas spécifique des Alpes françaises du nord. Mais non seulement les études du promoteur technique du projet (Alpetunnel et, puis, LTF) ne rendent pas compte de la stagnation des trafics observée à partir de 1994 aux passages alpins entre la France et l’Italie, nous savons aussi qu’elles n’intègrent pas non plus, dans leur modèle de génération de la demande de transport éligible pour le projet, la question du découplage entre la croissance des transports et celle de l’économie. Dans cette situation, qui se prolonge jusqu’à une période très récente de l’histoire du projet, l’expertise technique s’avère en retard tant par rapport au patrimoine des connaissances scientifiques disponibles (l’inscription de la problématique du découplage « économie-transports » dans les recherches académiques en économie des transports a lieu à partir du milieu des années 1990) que par rapport au débat politique (très controversé à partir du rapport Brossier de1998) et aux préoccupations de plus en plus exprimées par les populations au sujet des risques liés à une croissance non-maîtrisée des trafics.

Ce retard des outils de l’évaluation technique du projet par rapport à la question du découplage n’est pas complètement imputable à l’expertise technique. Dans un premier temps, en effet, le retard dans la prise de conscience de la rupture de tendance des flux, affectant depuis 1994 les passages franco-italiens des Alpes du Nord, relève des difficultés techniques liées aux délais nécessaires pour produire les chiffres et pour pouvoir les utiliser dans un modèle statistique. Mais par la suite, la persistance de cet aveuglement relève entièrement d’un choix politique et de l’organisation du processus décisionnel. En effet, dès la publication du rapport Brossier (1998) au plus tard, les faits concernant la stagnation des trafics sont établis et connus, à défaut d’être reconnus. La difficulté politique à voir des chiffres qui « dérangent », et qui sont en même temps difficiles et délicats à expliquer parce que lourds de conséquences, traduit le choix de continuer à fonder l’argumentation du projet sur la croissance des trafics et sur le risque de saturation du système de transit alpin, en dépit du fait que cette saturation est de moins en moins évidente. Dans ce choix, le recours aux études de trafic n’intervient qu’a posteriori, pour produire des résultats chiffrés de support au discours politique. Ainsi, l’étude de la génération de la demande de transport continue-t-elle à se fonder sur un modèle que le promoteur politique (la CIG) décide pour le promoteur technique et dans lequel la croissance des trafics est uniquement considérée comme une conséquence inéluctable de la croissance économique, alors que des nouvelles connaissances et des nouveaux modèles permettaient de ne pas lier de manière automatique la croissance économique et des trafics, en prenant ainsi partiellement en compte le découplage. D’un côté, donc, la question du découplage absolu est éludée sur la base des instructions que l’expertise politique donne à l’expertise technique. De l’autre côté, la question de la stagnation aux passages franco-italiens est « gommée », dans un deuxième temps, à travers la décision, concertée entre la CIG et LTF (après 2001, donc), de passer à un modèle pan-alpin de génération des trafics, prenant en compte l’ensemble des passages alpins dans l’étude de la demande éligible du projet.