b) Un deuxième exemple de retard : l’introduction des objectifs environnementaux dans la discussion du projet

Cette situation de retard de la phase d’analyse technique au sein du parcours d’élaboration des décisions se prolonge pendant celle que nous avons appelée la dimension alpine de l’histoire du projet. L’adhésion à l’objectif de découplage relatif, qui s’affirme via le report modal – plutôt que d’envisager un découplage absolu – afin de répondre aux critiques croissantes envers la nécessité de ce projet, ne modifie pas substantiellement la place des outils techniques dans le processus décisionnel. L’expertise technique continue à travailler selon les instructions du promoteur politique. L’introduction d’un nouveau module de choix modal dans les études de trafic est la conséquence (tardive) d’un discours politique de plus en plus tourné vers la prise en compte d’objectifs écologiques en matière de politique de transports. Le caractère environnemental du projet est souligné de manière grandissante à partir de la fin des années 1990, mais LTF ne produit de nouvelles études sur la répartition modale qu’à partir de 2003. Le passage, qui s’opère alors, d’une efficience uniquement économique à une évaluation de la nécessité du projet basée sur un concept d’efficacité plus vaste, qui repose sur l’intégration dans les études de l’efficacité sociale, est à mettre en relation avec les réactions à une critique d’origine libérale fondées sur un discours économique exprimées par l’Audit de 2003 et avec l’acceptation progressive d’un certain degré d’interventionnisme en matière de gestion des transports, qui fait suite en France au débat parlementaire de 2003 sur la politique de transport fret. Ainsi, il faut observer que, encore une fois, l’expertise technique du projet ne détermine pas le changement, mais qu’elle se limite à le suivre sous l’impulsion des évolutions externes : outre les contestations en France et en Italie du projet, les avancées dans la négociation des mesures de régulation des trafics au sein de l’espace alpin, qui ont joué un rôle important dans l’évolution récente du Lyon-Turin.

Il faut néanmoins constater que, du point de vue de l’évolution des connaissances en matière de transport de marchandises, cette nouvelle phase d’étude permet des avancées importantes, en mesure de combler la dissymétrie cognitive entre le traitement des flux de voyageurs et des flux de marchandises qui avait caractérisé jusque là les méthodes de prévision de trafic utilisées dans le cadre de l’évaluation du projet. La réalisation d’un nouveau module de répartition modale, plus sensible aux paramètres de choix des acteurs du transport de fret, rend possible l’introduction d’une opération similaire à ce que les outils d’estimation du trafic voyageurs permettaient depuis longtemps : la transformation des gains de temps d’une desserte à grande vitesse en trafics induits. L’estimation symétrique de l’induction pour le fret a été impossible jusqu’en 2003, principalement par méconnaissance des caractéristiques de l’offre susceptible d’influer effectivement sur les trafics de marchandises. En mesurant l’influence de la disponibilité de l’information donnée aux clients, de la fiabilité et de la sécurité des acheminements, le nouveau modèle de LTF rétablit – avec des années de retard – l’équilibre de traitement entre les deux composantes du trafic. Du point de vue des outils de prévision, c’est à ce moment-là seulement que le Lyon-Turin est en mesure de redevenir un projet essentiellement orienté vers le fret, alors qu’il l’était depuis longtemps au niveau des discours politiques. Cette chronologie montre clairement que, sur ce point précis à nouveau, l’évolution du contenu du projet a précédé l’évolution des outils. Elle montre aussi, toutefois, que l’histoire de projet repose sur un parcours d’apprentissage et que, même si le rattrapage du retard des outils utilisés est lent, il s’appuie sur une évolution des connaissances en matière de transport de fret qui se développe progressivement au cours des années et à mesure des différentes controverses qui ont alimenté le débat politique autour de la réalisation de ce projet.

Malgré ces avancées, il nous faut pourtant souligner que, même dans cette nouvelle phase d’étude centrée sur l’analyse des choix modaux, les compétences et les potentialités de l’expertise technique restent reléguées à un rôle de justification a posteriori des discours politiques. Les objectifs écologiques associés au projet ne sont pas quantifiés, ils relèvent plutôt de l’affichage politique et les études de trafic ne les intègrent pas. A cet égard, nous savons, en effet, que les résultats des études conclues en 2006 par LTF se limitent à prouver le caractère écologique du projet sur la base de l’ampleur du report modal que sa construction pourrait permettre d’atteindre. Dans une telle approche, les outils d’aide à la décision continuent à être utilisés dans une optique d’évaluation de décisions déjà prises, au lieu d’être conçus comme des outils d’exploration, pouvant permettre de tester des scénarios différents dans une optique de report modal. Cette méthode décisionnelle, reposant sur une conception analytique du rôle du travail d’expertise dans la construction des décisions, au final ne met pas à l’abri le projet des critiques sur le report modal. En effet, la remise en cause de la faisabilité de cet objectif politique, duquel dépendraient désormais les possibilités de financement du secteur privé, menace directement l’existence du Lyon-Turin.