a) La place de l’étape d’évaluation dans les phases du processus décisionnel

Il est intéressant de remarquer, à propos des exemples de l’observatoire italien et du groupe « Report Modal », mentionnés ci-dessus, que les critiques sur le report modal et la nécessité d’y répondre alimentent une réflexion nouvelle sur le projet, qui s’enrichit et se complexifie grâce aussi à un repositionnement des études économiques au sein du processus décisionnel. En effet, si l’objectif des travaux réalisés par l’Osservatorio Virano et par le groupe de travail « Report Modal » de la CIG reste, en fin de compte, la démonstration de l’utilité du Lyon-Turin, nous savons aussi que, à travers un usage différent des instruments de l’évaluation dans le processus décisionnel, cette démonstration peut désormais s’appuyer sur une représentation différente du projet. Ainsi, la transformation du Lyon-Turin d’un instrument nécessaire et suffisant pour une meilleure organisation des transports de marchandises en une condition sine qua non, mais nécessairement articulée à d’autres, du fonctionnement global d’une politique de report modal est permise par un usage différent des études de trafic aux différentes étapes du processus de décision. Ces dernières, en sortant du simple cadre de la discussion du projet (de ses capacités, donc, à répondre aux évolutions futures de la demande et à provoquer du report modal), commencent à être utilisées pour dessiner et évaluer une politique globale de transport. Les nouvelles études de trafics développées ces deux dernières années se sont attachées, en effet, à comparer les effets de différentes mesures sur l’évolution des trafics et sur leur répartition par modes, dans le but de fournir au processus décisionnel des indications non seulement en termes de chiffres, mais aussi en termes d’interrelations entre les différentes actions possibles, utiles à la planification d’une politique de report modal. La portée de ce changement va au-delà des modifications de représentation du projet, qui ont permis de montrer la double relation de dépendance entre le projet et l’objectif du report modal (d’un côté, l’existence et le financement du projet dépendent de l’existence de mesures efficaces de report modal, de l’autre la faisabilité des autres mesures de report modal repose sur l’existence d’une offre alternative suffisante, en quantité et en qualité, pour permettre le transfert de la route vers le fer).

Tout d’abord, cette nouvelle approche, qui modifie la place des outils techniques au sein du processus décisionnel et avance le recours à l’expertise jusqu’aux premières phases du cycle d’élaboration des décisions, permet de construire un discours plus complexe et plus transparent à la fois, qui indique clairement les objectifs poursuivis et explique les parcours identifiés pour les atteindre. Ce changement est d’importance, non seulement du point de vue du projet, mais aussi pour les implications plus générales que nous pouvons observer quant aux interrelations entre expertise technique et expertise politique. L’anticipation de l’usage des études de trafic à une phase de recherche et de définition des différentes mesures politiques applicables sur l’arc alpin franco-italien permet d’afficher non seulement un plus grand engagement des deux gouvernements sur l’objectif politique du report modal, mais aussi une plus grande rationalité dans l’élaboration des décisions, ce qui aide au final à raffermir le consensus, non pas autour du seul projet Lyon-Turin, mais plus largement autour d’une politique du transit alpin, dont on explique l’intérêt, les risques et les potentialités à travers des tests qui reposent sur des méthodes d’analyse quantitatives.

Ensuite, cette rationalité accrue n’est pas uniquement synonyme d’une meilleure confiance dans les décisions prises. En effet, la reconsolidation du consensus à l’intérieur de la growth machine tient aussi au caractère pédagogique de ce nouveau positionnement des outils techniques. Le travail d’expertise, notamment celui mené par l’Osservatorio Virano, a été fait en relation avec les représentants des territoires locaux. Ainsi, en même temps qu’il permettait la négociation, ce nouvel usage engageait aussi un parcours de construction des connaissances, fondé sur le partage et la confrontation des connaissances disponibles et sur une démarche d’appropriation et de diffusion à laquelle a participé un groupe élargi d’acteurs, qui ont pu suivre les méandres du raisonnement, discuter les différentes hypothèses intermédiaires, les comprendre, accepter ou en proposer de nouvelles. Il s’agit là d’une nouveauté importante, qui démontre la capacité, pour la première fois dans l’histoire du projet, des études techniques à influencer l’élaboration des décisions politiques, non pas à travers la production de résultats chiffrés en mesure de supporter le discours politique, mais en apportant à la discussion publique des éléments de réflexion et de connaissance nouveaux. Pour reprendre les mots de J. M. Fourniau (1996), on pourrait dire qu’on est passé à un « régime de planification », où « la décision devient un processus d’apprentissage collectif autour d’études touchant à des registres de plus en plus divers ». Cet exemple montre donc que la capacité des outils techniques à affecter les décisions repose en partie sur la place que le recours aux outils d’évaluation occupe à l’intérieur du cycle décisionnel. En effet, de cette place dépend la capacité de ces outils et de l’expertise, en général, à produire de l’innovation et à influencer le patrimoine cognitif des acteurs impliqués dans le processus de décision. Mais ce dernier point concernant le rôle pédagogique de l’expertise n’est pas qu’une affaire de chronologie dans l’usage des outils de l’expertise. Il est strictement en lien avec les fonctions assignées à l’évaluation, que nous abordons dans le paragraphe suivant (b).

Enfin, ce repositionnement du travail d’expertise au sein du processus décisionnel permet des avancées concrètes en termes de définition de l’action politique. Ainsi, nous avons remarqué, au cours de l’analyse du projet, que le passage à une logique d’action politique plus pragmatique et directrice, avec notamment la fixation d’un objectif de réduction de 100.000 poids lourds par an aux franchissements franco-italiens, marque une évolution importante par rapport aux modalités politiques européennes, consistant essentiellement dans la définition des grandes orientations qui doivent guider l’élaboration politique. Cette évolution est la marque, et en même temps un facteur de renforcement, de la spécificité alpine en matière de transports.