b) Les finalités assignées aux outils d’évaluation dans l’élaboration des décisions : le passage d’une approche déterministe à la prise en compte de l’incertitude

La deuxième nouveauté concerne la prise en compte de l’incertitude et une conception différente des finalités assignées aux outils de l’expertise dans l’élaboration des décisions. Le passage d’une optique de justification a posteriori des stratégies déjà établies à une optique de planification ne repose pas uniquement sur l’avancée des étapes du processus auxquelles on fait intervenir l’évaluation, mais il traduit également un changement d’approche de l’incertitude. Nous avons ainsi observé, en clôture de la première partie de thèse, que l’évolution d’une approche fondée sur la prévision à une approche de prospective impliquait des différences importantes en ce qui concerne la prise de décisions. En effet, la prospective, considérée comme l’étude des avenirs possibles, conduit la construction des décisions à un plus grand degré d’ouverture sur la discussion de différentes solutions et à la reconnaissance de l’incertitude liée aux effets des solutions étudiées. Ces dernières ne sont plus conçues, dans une telle optique, comme des résultats définitifs, mais plutôt comme des tentatives et des explorations à soumettre au débat et pouvant, par conséquent, faire l’objet d’une remise en cause. Un tel changement d’approche marque une évolution, pour reprendre les mots d’Yves Crozet, « des certitudes technocratiques au tâtonnement politique » (Crozet, 2004). Cette évolution, parfaitement observable dans l’histoire du Lyon-Turin, de la conception de la décision et du rôle des outils dans les processus politiques, illustre et conforte les réflexions théoriques qui sont à la base du passage des paradigmes de la décision rationnelle, fondés sur une approche des outils qui envisage de dominer l’incertitude à travers le recours à la rigueur scientifique, aux paradigmes décisionnel qui visent à contourner cette incertitude, plutôt qu’à l’éliminer, en l’intégrant dans les stratégies décisionnelles.

L’affirmation progressive d’une conception de l’évaluation en tant qu’outil de planification et de simulation au sein des pratiques décisionnelles de la growth machine, que les deux expériences du groupe de travail « Report Modal » de la CIG et de l’Osservatorio Virano rendent évidente, permet deux avancées importantes. D’un côté, la reconnaissance de l’incertitude conduit à la mise en place de pratiques décisionnelles en mesure de garantir sa meilleure maîtrise. Ainsi, l’adoption d’une méthode d’exploration, fondée sur des analyses et des tests comparatifs des mesures alternatives face à un objectif quantitatif, ne conduit pas à des résultats constituant la base pour une décision unique, mais elle permet d’avoir des images alternatives du futur, fondées sur la connaissance des risques et des conséquences associés aux différents solutions prises en compte. De l’autre côté, cette reconnaissance est aussi à mettre en relation avec une tentative d’ouverture progressive du débat et une façon différente, par conséquent, de concevoir la décision. La plus grande pluralité des stratégies décisionnelles mises en place ces dernières années répond à l’exigence de susciter l’adhésion des différents acteurs concernés par la décision. Les outils d’aide à la décision sont conçus, dans cette optique, comme un moyen de mobilisation, correspondant à la fonction mobilisatrice de l’évaluation identifiée par Bieber et Offner (1987) et typique des procédures décisionnelles élargies, où le consensus autour des choix nécessite d’être construit et sans cesse alimenté. En même temps, le caractère pédagogique de ce nouveau positionnement des outils techniques au sein du processus politique, comme nous l’avons souligné plus haut, renvoie à une conception de l’évaluation qui met l’accent sur la fonction explicative des outils économiques. Dans cette optique, la finalité essentielle de ces outils serait « de comprendre les mécanismes du changement, plutôt que de rechercher un jugement de valeur global » (Faivre D’Arcier, 1998) et elle reposerait donc sur leur capacité à soulever des questions et des problèmes nouveaux, en mesure de façonner les connaissances et le débat politique.

En ce sens, l’évolution de l’usage des outils de l’expertise technico-économique dans le Lyon-Turin suit en fait le passage d’une approche rationnelle de la décision à une approche procédurale, où les trois fonctions de l’évaluation procédurale, mobilisatrice et explicative coexistent. Ce changement d’approche renvoie aussi au rôle et à l’organisation de l’expertise, qui délimitent un troisième champ de renouvellement de l’usage des outils techniques au sein des processus de décision.