Introduction

Le projet de notre thèse est né au cours d’entretiens avec des hommes incarcérés en maison d’arrêt et en centre de détention, réalisés dans le cadre d’une recherche précédente menée en vue de l’obtention du Diplôme d’Etude Approfondie (DEA). Le rapport à la citoyenneté et le vécu de la vie carcérale constituaient les principaux axes de questionnements. Durant ces rencontres, les détenus ont été nombreux à souligner la difficulté de l’incarcération pour leur entourage dont la situation était présentée comme plus éprouvante que l’emprisonnement, comme si les murs de la prison les protégeaient d’abondantes difficultés affrontées par leurs proches. Interpellée par la fréquence de ces propos, nous n’avons pas cessé, à partir de-là, de nous interroger sur ce que représentait l’expérience de la prison pour les proches de détenus. Le sujet de notre recherche s’est alors imposé, notre ambition étant d’étudier l’impact de l’emprisonnement sur l’entourage des personnes incarcérées en partant de l’hypothèse que la peine s’élargit à ces acteurs.

L’expérience carcérale élargie

La compréhension de ce qui se joue pour les personnes confrontées à l’incarcération d’un proche dans le contexte de la France des années 2000 est nécessaire pour corroborer l’hypothèse qui initie notre travail. L’objet de la thèse consiste à appréhender l’expérience vécue par les proches de détenus, nommée « expérience carcérale élargie », à partir d’une approche compréhensive basée sur l’analyse du sens que les acteurs octroient à la situation sociale rencontrée.

Si notre recherche s’apparente à un travail de sociologie compréhensive, elle se veut novatrice dans le sens où elle se consacre à une expérience dite élargie. Le travail réalisé postule qu’une expérience sociale vécue par une personne est créatrice d’expériences sociales différées et singulières éprouvées par ses proches. Tel un phénomène ondulatoire selon lequel un point de collision produit des ondes dont l’intensité s’affaiblit en se diffusant, un événement social vécu par un individu se répercute sur la vie de ses proches, l’importance des « secousses » étant corrélée à l’intensité relationnelle unissant les acteurs. Filant la métaphore ondulatoire, les répercussions sont d’autant plus conséquentes pour les acteurs appartenant au premier cercle de sociabilité d’ego et le sont d’autant moins qu’ils en sont éloignés. Notre travail soutient que la compréhension des expériences élargies participe et enrichit la connaissance d’un phénomène social.

L’expérience carcérale élargie constitue une expérience sociale connexe et parallèle à l’expérience carcérale. Indexée à l’incarcération de l’un de ses proches, elle débute au moment de son placement en détention et s’achève à sa libération. Néanmoins, le temps de l’expérience apparaît souvent plus incertain et ses frontières s’avèrent plus indistinctes. D’abord, une grande partie des acteurs éprouvant l’incarcération d’un proche vit préalablement son arrestation et sa garde à vue. Ces moments prennent place dans notre analyse même si toutes les personnes dont un proche est gardé à vue ne sont pas amenées à vivre l’expérience carcérale élargie et si toutes celles inscrites dans cette expérience n’ont pas été confrontées à ces situations. Par ailleurs, la libération n’interrompt pas brutalement l’épreuve, l’expérience carcérale élargie s’étend de manière résiduelle au-delà de la sortie du détenu. En d’autres termes, l’expérience carcérale élargie est associée au temps d’incarcération du détenu, mais ses frontières sont plus confuses.

Ainsi, nous présupposons que l’incarcération d’une personne place ses proches dans une expérience singulière tout aussi éloignée de la « norme sociale de conformité »1 que l’expérience carcérale vécue par les détenus. L’expérience carcérale élargie est appréhendée à partir du point de vue subjectif des proches de détenus concernant les incidences de la détention sur l’organisation de leur vie quotidienne, sur la gestion de leurs rapports sociaux ou encore sur leur identité sociale et personnelle. Notre travail s’attache à répondre aux questions suivantes : quels sont les principaux changements survenus dans la vie des acteurs depuis l’emprisonnement de leur proche ? Comment leur rapport au temps est-il redéfini ? Quels sont les effets générés par la séparation sur leur quotidien ? Les rôles familiaux et conjugaux sont-ils modifiés ? Les effets de l’emprisonnement sur la relation entretenue avec le détenu sont également analysés : comment préserver le lien malgré la séparation physique ? Quelles sont les modalités d’échanges entre les acteurs ? Quelles dynamiques relationnelles s’observent-elles ? L’incarcération porte-t-elle nécessairement atteinte aux relations ? Quelles sont les aides mises en œuvre par les proches pour soutenir le détenu ? La thèse interroge aussi les transformations identitaires suscitées par l’incarcération d’un proche : l’expérience carcérale élargie constitue-t-elle une épreuve identitaire ? Comment les acteurs gèrent-ils le statut de « proche de détenu » ? Leurs réseaux de sociabilité ont-ils été redessinés ? Par ailleurs, elle étudie le rapport des acteurs à l’institution carcérale : comment les proches de détenus vivent-ils leur confrontation avec les prisons ? A quelles règles pénitentiaires sont-ils soumis ? Quels sont leurs rapports avec le personnel de surveillance et avec les autres « familles de détenus »? etc. A travers ces questionnements, notre thèse souhaite cerner les effets sociaux, économiques, symboliques, relationnels et identitaires engendrés par le placement en détention d’une personne sur ses proches en rendant compte de leur capacité à les neutraliser ou à les « retourner ». Par exemple, si notre analyse observe comment l’incarcération d’un proche amène les individus à endosser un statut social dévalorisé, l’approche privilégiée, affiliée à l’interactionnisme symbolique, leur reconnaît des aptitudes à s’adapter, à tirer profit ou à refuser le statut imposé. Plus largement, notre thèse rend compte des contraintes pesant sur les proches de détenus et éclaire leur capacité d’action.

Pour résumer, notre recherche porte sur la situation vécue par les proches de détenus, l’analyse de l’expérience carcérale élargie comportant trois intérêts principaux.

Les portées de la recherche

Trois réflexions sont apparues comme autant de facteurs légitimant la richesse et le bien fondé d’un travail consacré à l’expérience carcérale élargie.

Expérience des proches, institution carcérale et démocratie

La problématique des proches de détenus pose avec une acuité particulière la question de la compatibilité entre le fonctionnement des institutions carcérales et le système démocratique en vigueur dans notre pays. Le débat sur les conditions de coexistence des prisons dans le cadre du régime politique français a été posé par C. Faugeron : « Comment articuler principes démocratiques et contraintes pénitentiaires ? »2. Selon l’auteur, le recours à la prison comme modalité essentielle de répression fait débat : « Comment justifier, dans un régime démocratique, de la permanence d’un outil que l’on estime nécessaire au maintien de l’ordre social alors que cet outil est, en soi, contraire aux principes qui fondent cette même démocratie ? »3. Si cette question prend sens au regard des conditions de détention imposées aux détenus, la mise au jour des effets de l’emprisonnement sur leurs proches qui n’ont pas commis d’actes répréhensibles la rend plus problématique encore.

La situation vécue par les proches pose également la question de la conformité du fonctionnement judiciaire et pénitentiaire avec les règles régissant le droit pénal français. Si l’administration ne dispose pas de mandat à l’encontre des proches, ceux-ci relevant du droit commun, les entraves à l’intimité familiale des détenus atteignent en creux celle de leur entourage. L’exercice d’une partie de leur droit est nécessairement empêché par les réglementations pénitentiaires comme si la prison étendait son pouvoir sur les proches sans légitimation légale, ces derniers ne faisant pas l’objet d’une procédure ni d’une condamnation judiciaire. Ces restrictions apparaissent d’autant plus contestables dans la société contemporaine où le respect des droits individuels constitue une préoccupation croissante. Par ailleurs, les conséquences de l’incarcération sur les proches de détenus peuvent être apparentées à une peine sociale à part entière, la sanction du détenu s’élargissant à son entourage. Par là même, l’expérience carcérale élargie soulève la question du respect des règles de légalité et de personnalité des peines constituant le droit pénal en France. Le premier principe, présenté comme une garantie contre l’arbitraire du pouvoir judiciaire, précise qu’une personne ne peut être condamnée qu’en vertu d’un texte pénal existant assurant l’adéquation entre un délit ou crime commis avec une sanction en partie prédéterminée. Le second principe, dit de personnalité des peines, stipule que seul l’auteur d’une infraction peut faire l’objet d’une condamnation prévue par la loi. Aucune autre personne ne peut être sanctionnée pour cette faute, ce principe devant empêcher que les effets de la peine ne s’étendent pas aux proches d’un prévenu ou d’un condamné. Aussi, l’analyse menée sur l’expérience des proches de détenus interroge sur le respect de ces règles et participe à une réflexion sur la conciliation entre les institutions carcérales et les principes démocratiques. Si « la condition faite aux détenus est un critère de la société démocratique »4, la manière dont leurs proches sont considérés et traités par l’administration pénitentiaire et la société apparaît à plus forte raison comme un indicateur d’un tel système.

Rendre visible une population souvent ignorée

La seconde motivation animant cette recherche consiste à donner de la visibilité aux proches de détenus qui constituent une zone d’ombre persistante à la périphérie d’une institution de plus en plus mise en lumière. Notre travail entend éclairer la « pénombre externe »5 des prisons, l’expérience vécue par les proches restant largement impensée dans la société française même s’ils représentent une population loin d’être négligeable. Selon l’enquête menée par l’INSEE en 2002 sur l’histoire familiale des hommes détenus « 320 000 adultes  soit 0,7 % de la population de plus de 18 ans  sont concernés par la détention d’un proche, qu’il s’agisse d’un conjoint, d’un parent, des frères et des sœurs ou des enfants ou des beaux-enfants de plus de 18 ans. De plus, 63 200 enfants mineurs ont un père, un beau-père ou un grand-père en détention »6. Nous supposons que ces chiffres sont aujourd’hui plus importants : la France comptait, en 2002, 48 594 personnes incarcérées alors que la population carcérale dépasse 62 000 détenus depuis le 1er janvier 2009. Si la population de notre enquête est largement invisible, elle fait néanmoins l’objet de nombreuses représentations stéréotypées et dépréciatives. Les proches de détenus sont souvent associés à des images de vulgarité et de dangerosité. Par ailleurs, ils sont fréquemment accusés d’être complices voire responsables des actes commis par le détenu. Notre recherche souhaite « enrayer l'indifférence morale que la société porte sur ses détenus »7 et plus encore sur leurs proches, et désire rompre avec les préjugés entachant souvent ces acteurs.

De même, les proches de détenus sont restés largement absents des préoccupations des chercheurs8. La faiblesse des données quantitatives disponibles pour caractériser les proches de détenus révèle notamment le déni d’attention à leur égard. Si la littérature sociologique sur l’univers carcéral s’est multipliée ces dernières années, peu de travaux ont été menés sur cette population. Les institutions carcérales ne sont plus méconnues aujourd’hui, mais les chercheurs se sont essentiellement focalisés sur ce qui se joue dans l’enceinte des prisons. Notre travail déplace le regard en se situant à l’interface entre la prison et la société, à l’interstice entre le dedans et le dehors qui est « d’autant moins visible qu’on est fasciné par ce qui se passe à l’intérieur de la prison »9. Les recherches traitant de l’entourage des détenus, ont essentiellement étudié l’influence de l’environnement familial des personnes incarcérées sur leur trajectoire délinquante. Selon les travaux, la famille apparaît soit comme un facteur explicatif des délits commis, soit comme un agent de resocialisation favorisant la réinsertion des détenus. Si de rares études, souvent exploratoires, portent sur la condition des proches de détenus, la recherche menée par G. Ricordeau10 met en lumière l’impact de la prison sur les liens familiaux à partir de la perspective des détenus. L’adoption du point de vue des proches constitue ainsi une des dimensions principales distinguant notre thèse du travail de G. Ricordeau. Notre thèse entend combler la déficience des études consacrées à l’expérience vécue par les proches de détenus à partir de leur perspective, donnant ainsi la parole à des personnes qui en sont largement privées.

Comme tout travail entreprenant de rendre visible une population déniée et absente du débat public, notre thèse doit éviter certains écueils. Elle court le risque d’accroître la stigmatisation supportée par les acteurs ou de nourrir des images misérabilistes générant une pitié blessante. Les résultats présentés peuvent également être mal interprétés justifiant un usage inopportun de la recherche. La citation de L. Nauder, reprise par G. Chantraine, traduit le risque d’instrumentalisation auquel elle s’expose : « N’étudiez pas les pauvres et les sans-pouvoir, tout ce que vous direz sur eux, pourra être retenu contre eux »11. Néanmoins, le recours à une démarche scientifique, la recherche d’un point d’équilibre entre une empathie bienveillante et une distanciation mesurée, et enfin le souci constant de l’impartialité dans les analyses et dans l’écriture, malgré la complexité d’une telle entreprise, doivent permettre de neutraliser les risques cités, afin de proposer une étude traduisant au plus près les situations vécues par les acteurs et la complexité des enjeux soulevés par cet objet.

Une recherche à la croisée de deux sociologies

Enfin, l’étude de l’expérience des proches de détenus apparaît heuristiquement féconde dans le sens où elle se situe au point de rencontre entre la prison et la famille. Elle confronte deux champs de recherche sociologique, nos questionnements et analyses s’étant largement nourris de la littérature scientifique consacrée aux institutions carcérales et à la famille. Par là même, notre travail se distingue une nouvelle fois de celui de G. Ricordeau qui mobilise peu la littérature sociologique consacrée à la famille. A la croisée de deux objets, notre thèse outrepasse les frontières analytiques et décentre le regard en traitant, d’une part, des prisons à partir de leur périphérie, et d’autre part, en questionnant les liens familiaux et quasi-familiaux dans une situation limite où ils sont mis à l’épreuve. Autrement dit, la finalité de la recherche est d’analyser ce que l’expérience carcérale élargie vécue par l’entourage des détenus révèle du fonctionnement des institutions pénitentiaires et des dynamiques des liens entre proches. L’analyse compréhensive de l’expérience carcérale élargie ouvre notre thèse vers une double problématique la structurant dans son ensemble.

Nous postulons qu’un travail focalisé sur les proches des détenus constitue, d’une part, une optique singulière et fructueuse pour étudier les institutions carcérales. Centrée sur l’influence que la prison exerce au-delà de ses murs, notre recherche renverse la perspective habituellement adoptée par les chercheurs. Si les travaux ont longtemps appréhendé la prison comme un espace clos, les recherches plus récentes ont souligné les interférences entre l’intérieur et l’extérieur en s’intéressant essentiellement à la manière dont le dehors influençait la vie en détention. Notre travail, à l’inverse, questionne l’empreinte de la prison sur l’extérieur en prolongeant et en élargissant l’approche ouverte par P. Combessie dont les travaux ont porté sur l’influence réciproque entre les prisons et leur environnement géographique désigné sous les termes d’ « écosystème social environnant » et de « périmètre péri-carcéral »12. L’étude de la manière dont l’expérience carcérale s’élargit aux proches de détenus amène à s’interroger sur les frontières des prisons. Par ailleurs, en appréciant comment l’administration pénitentiaire traite la question des liens familiaux et en analysant l’expérience personnelle que les proches font de la prison, notre thèse veut comprendre les logiques régulant les institutions pénitentiaires et entend participer au débat sur leurs capacités d’évolutions. En résumé, le premier axe de problématique questionne les frontières des prisons, leur logique de fonctionnement et leur aptitude à se réformer à partir d’une perspective originale centrée sur l’expérience vécue par les proches de détenus.

L’objet de notre étude représente, d’autre part, une entrée pertinente pour étudier les liens entre proches. Partant du postulat que la compréhension de leur configuration suppose d’être attentif aux contingences de la vie sociale et aux histoires individuelles, la situation d’incarcération est considérée comme un événement paroxystique propice à l’appréhension des principes de structuration des relations entre proches. La perspective suivie dans notre travail comporte deux spécificités essentielles. D’abord, nos analyses adoptent toujours le point de vue des proches de détenus quand les effets de la prison sur les liens ont été essentiellement traités à partir d’entretiens avec des personnes incarcérées. Ensuite, si des travaux ont explicité les ruptures se produisant au fil du temps de l’incarcération, notre propos étudie pourquoi d’autres liens ne se brisent pas. En d’autres termes, notre thèse ne se focalise pas sur les motifs des ruptures, mais interroge les supports des liens qui leur permettent de résister à cette séparation singulière. A partir de là, elle étudie les logiques de régulation constituant et supportant les relations entre proches en considérant la spécificité de la nature des liens unissant les acteurs. Par ailleurs, notre recherche s’intéresse aux capacités des relations à s’ajuster face à cette épreuve. Elle analyse également ce qui transite dans les liens en observant les formes de soutiens réalisés par les acteurs. Ainsi, le second axe de problématique questionne les principes de structuration des relations entre proches en explicitant ce qui les fait tenir et comment elles s’adaptent dans cette situation si particulière où elles sont mises à l’épreuve.

L’étude de l’expérience carcérale élargie et le traitement de ces problématiques de recherche doivent être contextualisés pour mieux prendre sens.

Contexte social de la recherche

Les analyses proposées sont articulées autour de la question de l’individualisation dans la société contemporaine, la recherche s’inscrivant dans le contexte de la France des années 2000 caractérisée par un « processus d’individuation »13 croissant.

La compréhension de l’expérience carcérale élargie nécessite de considérer le contexte social dans lequel les acteurs éprouvent cette situation. Comment vivre une telle épreuve dans une société survalorisant le soi, l’authenticité et la réussite ? En effet, le processus historique d’individualisation se conjugue à un impératif d’authenticité : les acteurs sont contraints d’être véritablement « soi ». Aujourd’hui, les places de chacun paraissent moins prédéfinies et l’injonction à être responsable de son propre destin se répand. La société est moins structurée par les clivages sociaux qui définissaient différents modes de vie et organisaient collectivement les identités personnelles. En conséquence, la société contemporaine impose à l’individu de compter essentiellement sur lui-même. La « société des individus »14 exige une réflexivité accrue : l’individu doit se définir de lui-même et orienter sa trajectoire autour de projets définis et cohérents. L’épanouissement personnel s’impose comme un devoir et l’individu doit conquérir à la fois sa réussite et son identité personnelle. Dans ce contexte où l’on tend à effacer le poids des structures sociales au profit d’une responsabilisation de chacun, l’individu est tenu pour seul responsable de son échec social ou de son malheur : la progression de la responsabilité de chacun vulnérabilise les acteurs et accroît leur incertitude15. Comment, dans ce contexte, les acteurs éprouvent-ils et supportent-ils l’incarcération d’un proche ?

L’hégémonie de l’individu amène également à repenser les analyses sur le monde social, l’individualisation exacerbée offrant une lecture pertinente pour saisir les tensions qui s’observent notamment dans la sphère familiale et dans les prisons. En effet, si l’avènement de l’individu n’est certes pas récent, la place prédominante qu’il occupe est sans précédent. La sphère privée s’impose sur la sphère publique dont la prééminence tend à être désuète16. La protection de la liberté individuelle prime dès lors et cette dynamique se traduit par une réflexion accrue sur le droit des individus dont la singularité et la dignité sont défendues. Or, l’attention portée à l’individu et l’impératif de réalisation de soi redéfinissent les logiques de l’institution carcérale tout comme ils questionnent le fonctionnement de la famille. L’administration pénitentiaire centrée principalement sur sa mission sécuritaire ne peut plus ignorer les considérations croissantes accordées à l’individu, à sa dignité et à ses droits. En ce qui concerne notre objet, les prisons françaises sont invitées à mieux garantir le respect de l’intimité et de la vie familiale des détenus. De même, le mouvement d’individualisation atteint la famille dont la nature des relations ont évolué : les liens sont de plus en plus électifs, leur rôle de transmetteur de normes et de valeurs définissant un cadre normatif et contraignant cède la place à un rôle de révélateur de soi et de support identitaire. Cependant, l’individualisation n’exclut pas la persistance des logiques définissant jusque là tant le fonctionnement de la prison que celui de la famille. Ce processus impose un travail d’articulation entre des régulations « traditionnelles » et le respect de logiques sociétales plus « modernes » dont il s’agira de rendre compte.

L’enquête

La recherche se fonde sur la réalisation de soixante entretiens semi-directifs avec des personnes ayant un proche incarcéré que nous avons sollicité devant plusieurs établissements pénitentiaires17 alors qu’elles se rendaient au parloir. Sans chercher à atteindre une représentativité équivalente à celle visée dans une démarche quantitative, nous avons rencontré des proches aux caractéristiques très diversifiées. Ainsi, vingt cinq entretiens ont été réalisés avec des parents de détenus (dont cinq pères), vingt quatre avec des compagnes ou épouses de détenus, cinq avec un membre de leur fratrie. Nous avons également interrogé un fils et une tante de détenu, et quatre personnes visitant un ami incarcéré. L’âge et le milieu social d’appartenance de ces personnes varient sensiblement, de même que la situation judicaire de leur proche détenu (certains sont prévenus, d’autres condamnés ; certains à de courtes peines, d’autres à de longues peines allant jusqu’à la perpétuité). Les entretiens ont été enregistrés, leur durée, de deux heures et demi en moyenne, s’est échelonnée entre une demi-heure et plus de cinq heures. Par ailleurs, nous avons interrogé vingt surveillants en poste aux parloirs au cours d’entretiens souvent informels réalisés pendant des périodes d’observation.

L’enquête de terrain s’est réalisée en trois phases. Dans un premier temps, nous avons investi, plusieurs jours par semaine, la maison d’accueil des familles de détenus située devant une maison d’arrêt18. Durant cette période, nous nous rendions aussi régulièrement devant une seconde maison d’arrêt afin de diversifier les terrains. Dans un second temps, nous avons poursuivi l’enquête devant une maison centrale19. Le local associatif, installé dans l’enceinte de la prison, était accessible aux familles seulement peu de temps avant les parloirs20. Les proches étaient alors contraints d’attendre devant la prison, installés sur deux petits bancs sous un abri de bus et nous attendions avec eux, sur le trottoir. Au cours de ces deux périodes, d’une durée de six mois environ chacune, outre les prises de contact pour les entretiens, nous avons effectué de nombreuses observations permettant d’appréhender les relations entre les visiteurs et nous avons mené de multiples conversations informelles. Nous suscitions également des échanges entre les personnes durant lesquels se dégageaient des épreuves partagées mais aussi des divergences de points de vue ou d’attitudes. Pendant la seconde période de l’enquête, nous nous rendions souvent au sien d’une association d’hébergement de proches de détenus offrant aux personnes résidant à distance de la prison la possibilité de dormir une ou plusieurs nuits pour un prix très avantageux. Enfin, au cours d’une dernière phase d’enquête, nous avons effectué des observations au sein de plusieurs établissements pénitentiaires (une maison d’arrêt, une maison centrale et un centre de détention21) en accompagnant le personnel de surveillance au poste au parloir au fil de leur journée de travail. Ces moments de présence dans les prisons nous ont permis d’observer les espaces de parloirs ainsi que les pièces dans lesquelles les visiteurs attendent avant et après chaque visite ; les interactions entre les proches, entre ces acteurs et le personnel de surveillance et entre les visiteurs et le détenu ; et enfin les pratiques professionnelles des surveillants que nous avons également interrogé sur leur rôle auprès des proches de détenus.

L’exposé des résultats sera ponctué de récits d’observations et nombreux extraits d’entretiens issus de ce travail d’enquête. Les extraits ne sont pas mobilisés comme de simples illustrations de la réflexion menée, mais leur richesse conduit à les appréhender comme des supports fondateurs des analyses théoriques proposées. Les extraits sont issus d’une retranscription littérale du récit des enquêtés même si une reformulation succincte des propos s’est parfois imposée afin de les rendre plus compréhensibles au lecteur.

Structure de la thèse

Il convient désormais d’esquisser le plan de notre thèse en présentant succinctement l’objet des différents chapitres la constituant. Notre travail comprend quatre parties, chacune constituée de deux chapitres. Après avoir exposé, dans une première partie, les questionnements, les postulats théoriques et l’enquête qui fondent l’analyse, notre thèse présente les résultats de la recherche. Si la prison, le proche et le détenu constituent les figures omniprésentes de notre propos, la seconde partie est axée sur les rapports entre l’institution et les proches, la troisième est plus particulièrement consacrée à l’expérience individuelle des proches, enfin, la quatrième partie est essentiellement centrée sur l’analyse des liens entre l’enquêté et son proche incarcéré.

La première partie présente les problématiques, les fondements théoriques puis empiriques de la recherche en soulignant l’originalité de la perspective adoptée.

Le premier chapitre circonscrit l’objet de la recherche, établit ses assises théoriques, précise la définition du terme de « proche » avant d’exposer les deux axes de problématique structurant le travail analytique mené.

La situation d’enquête et l’analyse critique de la recherche empirique permettant de rendre compte des conditions de production des données sont présentées dans le second chapitre. Il détaille également les caractéristiques de la population de l’enquête et propose des réflexions relatives à la posture du chercheur.

La seconde partie appréhende la politique pénitentiaire à l’égard des proches de détenus en interrogeant la manière dont les institutions carcérales traitent les proches et dont ils se sentent traités par elles.

Le chapitre 3 présente les mesures en vigueur pour favoriser le maintien des liens familiaux des détenus à partir d’une démarche historique, juridique et pragmatique permettant de rendre compte des logiques qui les sous-tendent. La mise au jour des réglementations pénitentiaires permet de saisir les contraintes vécues par les proches de détenus et les dynamiques institutionnelles les légitimant.

La confrontation personnelle des proches avec la prison est traitée dans le chapitre 4. S’il expose les ressentis éprouvés par les acteurs qui se disent méprisés et niés par l’ensemble du fonctionnement judiciaire et plus particulièrement par les institutions carcérales, l’intention de ce chapitre est de comprendre les fondements d’un tel sentiment de déconsidération. C’est pourquoi il s’intéresse aux relations entre les proches de détenus et les surveillants, au processus à travers lequel ils se familiarisent aux règles carcérales, aux interactions entre les « familles de détenus », aux associations d’accueil, ou encore aux temporalités de l’expérience carcérale élargie.

Puis, nous étudierons comment l’incarcération d’un individu fait événement dans la vie de ses proches en détaillant les principales pertes vécues et les capacités plurielles des acteurs à supporter cette épreuve.

Les pertes et ruptures affrontées par les acteurs sont exposées dans le chapitre 5. L’incarcération d’un proche brise l’évidence de la vie quotidienne et remet en question ce qui était pensé comme établi.

Si les épreuves sont partagées, leur vécu n’est cependant pas identique. Le chapitre 6 propose une typologie permettant de rendre compte de la diversité des manières de vivre l’incarcération d’un proche. Trois idéaux-types d’expérience carcérale élargie sont présentés suivant l’aptitude des acteurs à gérer le stigmate, selon leurs attitudes à l’égard de l’institution carcérale et en fonction du rapport entre cet événement et leur expérience biographique.

La dernière partie entend illustrer la force et de l’élasticité des liens entre les proches et le détenu en mettant en lumière les supports leur permettant de résister à une telle épreuve de séparation. Pour cela, nous appréhendons l’engagement des acteurs et étudions la manière dont les relations se poursuivent et se recomposent au fil de l’expérience.

Nous examinerons, au cours du chapitre 7, la nature du soutien réalisé par les enquêtés à l’égard de leur proche incarcéré avant d’étudier ses motifs et ses enjeux. Nous apprécierons ici le rapport que les proches entretiennent au délit commis par le détenu visité. Ces analyses permettront d’identifier les logiques de régulation supportant les liens familiaux et quasi-familiaux et de spécifier la nature de l’engagement des proches qui n’apparaîtra pas comme purement altruiste.

Enfin, le chapitre 8 est consacré à l’étude des échanges entre les proches et le détenu à travers une analyse des entraves qu’ils rencontrent et des moyens mis en œuvre par les acteurs pour continuer à tisser du lien malgré leur séparation. Ce chapitre apprécie également la manière dont les relations évoluent en explicitant comment l’épreuve peut les intensifier mais en analysant également les tensions qu’elle génère simultanément.

Notes
1.

ROSTAING C., « La compréhension sociologique de l’expérience carcérale », Revue européenne des sciences sociales, XLIV, n°135, 2006, p. 34.

2.

FAUGERON C., CHAUVENET A., COMBESSIE P.,Approches de la prison, Bruxelles : De Boeck Université / Montréal : Presses de l’Université de Montréal / Ottawa : Presses de l’Université d’Ottawa, collection " Perspectives criminologiques ", 1996, p. 41.

3.

FAUGERON C., « La dérive pénale », Esprit, n°215, 1995, p. 140. Voir aussi : FAUGERON C., LE BOULAIRE J.M., « Prisons, peines de prison et ordre public », Revue Française de Sociologie, vol. XXXIII, n° 1, 1992, pp. 3-32.

4.

THIBAUD P., « Toujours les prisons », in SEYLER M. (textes rassemblés par), La prison immobile, Paris, Desclée de Brouwer, collection Société, 2001, p. 119.

5.

ADLER M., LONGHURST B., Discourse, power and justice. Towards a new sociology of imprisonment, Londres, New-York, Routledge, 1994.

6.

INSEE, L’histoire familiale des hommes détenus, Synthèses, Statistique publique, n°59, 2002, p. 6-7.

7.

CHANTRAINE G., « Prison et regard sociologique. Pour un décentrage de l’analyse critique », Champ Pénal / Penal Field, vol 1, 2004. URL : http : //champenal.revues.org/document39.html.

8.

Voir le chapitre 1.

9.

COMBESSIE P., Sociologie de la prison, Paris, Éditions La Découverte & Syros, collection " Repères ", 2009 (2001), p. 90.

10.

RICORDEAU G., Les relations familiales à l’épreuve de l’incarcération. Solidarités et sentiments à l’ombre des murs, Doctorat de sociologie dirigé par F. CHAZEL, Université Paris IV, décembre 2005 ; RICORDEAU G., Les détenus et leurs proches. Solidarités et sentiments à l’ombre des murs, Paris, Edition Autrement, 2008.

11.

CHANTRAINE G., Par-delà les murs, Paris, PUF, collection Partage du savoir, 2004, p. 10.

12.

COMBESSIE P., Prisons des villes et des campagnes. Etude d’écologie sociale, Paris, Editions de l’Atelier, collection Champs pénitentiaires, 1996.

13.

Ce terme est proposé par D. Martuccelli.

14.

ELIAS N., La société des individus, Paris, Fayard, 1998 (textes écrits en 1939, 1940-1950, 1987).

15.

EHRENBERG A., L’individu incertain, Paris, Calman-Lévy, 1995 ; EHRENBERG A., Le culte de la performance, Paris, Hachette Littérature, 1999.

16.

SENNETT R., Les tyrannies de l’intimité, Paris, Edition du Seuil, 1979.

17.

Le nom des établissements pénitentiaires et des personnes répondent au principe de l’anonymat, suivant le souhait exprimé par la majorité des enquêtés. La méfiance et la crainte étant très présentes, garantir l’anonymat des personnes et celui des établissements constituait un préalable nécessaire afin de leur offrir une plus grande liberté dans leur prise de parole.

18.

Dans les maisons d’arrêt sont incarcérés des prévenus (c’est-à-dire des personnes en attente de leur jugement), des personnes ayant fait appel de leur jugement, des détenus en transit entre deux établissements ou en attente de transfert et des condamnés à de courtes peines (dont le reliquat de la peine est inférieur à un an selon le Code de Procédure Pénale). A la différence des établissements pour peine, les maisons d’arrêt ne sont pas régies par un numerus clausus et se caractérisent alors par une forte surpopulation carcérale. En principe chaque département dispose d’au moins une maison d’arrêt.

19.

Les maisons centrales sont des établissements pénitentiaires pour les condamnés à de longues peines, souvent considérés comme les plus difficiles. Leur régime de détention est essentiellement axé sur la sécurité.

20.

Depuis, les locaux de la prison ont été réaménagés et les familles peuvent accéder directement à la salle d’accueil associative sans être contraintes d’attendre l’heure de leur parloir sur le trottoir.

21.

Les centres de détention accueillent les condamnés d'un an et plus, présentant des perspectives de réinsertion relativement bonnes au regard de l’administration pénitentiaire. À ce titre, leur régime de détention est plus « souple » et principalement orienté vers la resocialisation des détenus. Les centres de détention fonctionnent sur un principe de numerus clausus c’est-à-dire qu’ils n’acceptent pas de détenus au-delà du nombre de place disponibles.