Notre thèse aborde l’expérience de proches de détenus et non de familles de détenus74, notre ambition n’étant pas de constituer des monographies familiales. Notre volonté consiste à appréhender ce qui est vécu par les acteurs dont un proche est en détention. Ainsi, le terme de famille est apparu à la fois trop vaste et trop restrictif pour délimiter notre objet. D’abord, le terme de famille a été écarté à cause de sa dimension englobante. Si les structures constituent des cadres contraignants pour l’individu, elles sont aussi produites par les activités sociales et les interrelations entre les hommes. En outre, le caractère totalisant de la notion de famille ne permet pas de rendre compte de la pluralité des relations familiales. Ainsi, O. Schwartz écrit que la limite essentielle du terme famille « est de présupposer l’intégration, comme un état naturel de la relation des individus aux structures, comme si celles-ci disposaient du pouvoir spontané d’incorporer leurs membres »75. Enfin, la notion de famille pose question dans la mesure où elle ne possède pas de frontière. La dimension extensive du réseau de personnes partageant un lien familial statutaire explique que les sociologues définissent des familles dans la famille : ils distinguent notamment la famille restreinte de la famille éloignée. La première est composée de la famille nucléaire ou « famille conjugale »76 (le couple et ses enfants), des ascendants et des consanguins directs des membres du couple de la famille nucléaire. A. Désesquelles et A. Kensey parlent de « famille proche » 77 pour désigner ce groupe. La famille éloignée intègre l’ensemble des oncles et tantes, neveux et nièces, cousins et cousines d’un individu. La famille étendue ou élargie se compose de la famille restreinte et de la famille éloignée. Enfin, le concept de famille est apparu trop restrictif car, selon notre définition, les proches peuvent aussi être non-apparentés comme nous allons le présenter.
Si l’expression « les proches » a été privilégiée, elle est fréquemment mobilisée dans d’autres travaux sans pour autant être véritablement définie. Or, une confusion persiste souvent entre le terme de proches et celui de parents. Par exemple, l’article intitulé « Proches et parents »78, par la distinction qu’il établit dans son titre entre ces termes, laisse penser que les proches ne peuvent pas être des apparentés à ego. Aussi, il convient de définir ce que nous entendons par proche en analysant les liens et les relations unissant deux personnes proches.
C’est moins la qualité du lien, apparenté ou non apparenté, que la nature de la relation qui permet de distinguer les proches des non proches. Les proches partagent une relation privilégiée, associée à une grande proximité relationnelle et affective éprouvée uniquement envers quelques membres du réseau de parenté et de quelques personnes appartenant à son réseau de sociabilité. Ils forment ce que les sociologues ou anthropologues nomment la parentèle : « La parentèle est constituée de tous les parents que se reconnaît ego, avec qui il est en rapport, fait des choses et se réunit. »79. C. Ghasarian écrit : « la parentèle est un réseau d’apparentés orienté et défini par rapport à un individu qui en forme le centre. Les membres d’une parentèle ne sont pas forcément reliés entre eux, mais ils sont tous reliés (apparentés) à ego. (…) La parentèle est plus « une catégorie », qu’un « groupe ». »80. Autrement dit, un individu entretient plusieurs relations avec des proches qui constituent sa parentèle.
Qu’il appartienne à une même famille ou non, ego et son(ses) proche(s) se sont réciproquement choisis : « Un fonctionnement en parentèle est fondé sur la marge de choix et d’initiatives de l’individu. Les liens de parenté sont « optatifs » selon l’expression de J.D. Freeman. Partout, à tous les niveaux, mais de façon variable, ego est en mesure de faire des choix »81. Le caractère électif des liens entre proches suppose qu’ils sont réversibles. L’intimité peut s’estomper, l’affectivité se détériorer. Néanmoins, la dimension révocable de la relation ne signifie pas qu’elle soit précaire ou fragile. Même si un désengagement est possible, il est souvent douloureux pour les individus et générateur de culpabilité. Le fort investissement relationnel caractérisant la relation complexifie sa rupture. Bien souvent, les proches sont véritablement pris dans la relation.
Avant de revenir sur la qualité de la relation entre membres d’une parentèle, nous devons nous arrêter sur la nature des liens entre proches.
Nous devons ici préciser qu’en raison des contraintes de la rédaction et afin d’éviter une répétition trop importante des termes « proches de détenus », nous utilisons parfois la formule les « familles de détenu ».
SCHWARTZ O., Le monde privé des ouvriers : hommes et femmes du Nord, Paris, PUF, 1990a, p. 24.
DURKHEIM E., « La famille conjugale », in DURKHEIM E., Textes III. Fonctions sociales et institutions, Minuit, Paris, 1975.
Désesquelles A., Kensey A ., 2006, op. cit., p. 61.
BONVALET C., MAISON D., LE BRAS H., CHARLES L., « Proches et parents », Population, vol. 48, n°1, 1993, pp. 83-110.
DECHAUX J.H., « L’argent entre germains adultes : ambivalence, déni et parades », Enfances, familles, générations, 2004. URL : http://www.uqtr.ca/efg/ , p. 56.
GHASARIAN C., Introduction à l’étude de la parenté, Paris, Editions du Seuil, 1996, p. 185.
DECHAUX J.H., 2004, op. cit.,p. 57.