1.2. Politiques de réinsertion « résiduelle » : changements des prisons sans évolution ?

[Politiques de réinsertion « résiduelle »143 : changements des prisons sans évolution ?]

Notre thèse questionne les politiques pénitentiaires en examinant sur la manière dont l’administration traite la question des familles de détenus. Cette problématique permet à notre recherche d’analyser les capacités d’évolution des prisons.

Avant de présenter la manière dont notre travail questionne les politiques pénitentiaires, rappelons qu’elles se distinguent des politiques pénales. La sociologie des politiques pénales se situe en amont de l’analyse des prisons et étudie le processus pénal et judiciaire afin d’appréhender les mécanismes constituant la population carcérale. Reprenant la thèse de M. Foucault144 sur les illégalismes, les chercheurs démontrent « la fausse neutralité des catégories juridiques »145. La surpopulation pénale résulte non pas d’une augmentation « réelle » des crimes mais elle découle de choix politiques146 comme la pénalisation croissante d’actes, l’augmentation de la longueur des peines, la baisse des aménagements de peine, etc. Les mutations du fonctionnement judiciaire expliquent également la hausse de la population carcérale comme l’analyse P. Milburn147. En effet, l’auteur met en lumière les fortes pressions qui s’exercent aujourd’hui sur le parquet et les magistrats au nom de la modernisation, de la rationalisation et de l’efficacité de la justice attendues par le gouvernement. Les chercheurs pointent aussi l’injustice du processus judiciaire qui fonctionne sur un principe de sélectivité. A délit ou crime similaire, le risque d’incarcération varie selon les caractéristiques économiques et sociales148 des individus. L’étude des formes de contrôle et de régulation sociale permet aussi de comprendre la dissymétrie sexuelle qui traverse la pénalité149. Notre thèse ne s’inscrit pas dans cette approche mais la connaissance de ces travaux a été enrichissante car la description des profils des détenus éclaire, en miroir et pour partie, celui de leurs proches.

La compréhension des politiques pénitentiaires et des logiques de régulation sociale au sein des établissements ne peut être déconnectée des fonctions sociales attribuées à l’enfermement. Historiquement, la première mission de l’incarcération est d’assurer l’ordre public suivant un principe de sécurité. La prison doit protéger les citoyens en neutralisant les individus « dangereux ». Elle constitue aussi une punition au caractère dissuasif. Pour C. Faugeron, elle répond enfin à un principe de différenciation sociale en distinguant les bons citoyens des mauvais150. Dans le quotidien carcéral, l’objectif de sûreté se traduit par un souci permanent d’empêcher les évasions et de protéger le personnel contre les risques d’agression. La seconde mission prend naissance dans l’idéologie humaniste : les prisons devaient permettre l’amendement du détenu, elles doivent aujourd’hui assurer sa réinsertion sociale. Cette fonction légitime le sens de la peine en octroyant un rôle louable aux prisons. La question des familles des détenus s’est imposée dans le cadre de cette philosophie correctionnaliste. En effet, les proches des détenus sont désormais présentés par l’administration pénitentiaire comme des garants de la réinsertion sociale des détenus. Si l’administration reconnaît que les liens familiaux sont nécessaires à la réinsertion du futur sortant de prison, elle affirme qu’elle se doit d’assurer leur maintien. Quelles sont les mesures mises en œuvre pour préserver les liens familiaux des détenus ? L’objectif affiché de maintien des liens familiaux n’est-il pas purement rhétorique ? L’administration pénitentiaire est invitée à développer des mesures en faveur des liens familiaux dans un contexte marqué par une demande de reconnaissance croissante des droits des détenus. Les associations, les instances institutionnelles françaises et européennes ont dénoncé les entraves aux droits de la vie privée et au droit à la vie familiale. Ces incitations se traduisent-elles par des mesures concrètes ? Les modalités d’échanges entre le détenu et ses proches ont-elles évolué pour mieux respecter leur intimité ? En quoi ces mesures interférent-elles sur l’expérience vécue par le proche ?

Les recherches sociologiques ont largement démontré que les logiques d’actions régissant la prison sont par essence contradictoires, elles cohabitent mais peinent à être réalisées simultanément. Le malaise des surveillants atteste de la persistance de l’antagonisme entre la mission sécuritaire et l’objectif de réinsertion. Si les mandats sont en tension, le principe de sécurité est prioritaire et la logique de réinsertion reste largement résiduelle151. La prison est toujours productrice de relégation sociale, sa finalité est de détenir, contrôler et punir. Dans le quotidien carcéral, les impératifs sécuritaires guident l’essentiel des réglementations et des décisions à l’encontre des détenus. Néanmoins, l’objectif du maintien de la paix et la volonté d’éviter tout conflit152 contrecarre parfois les réglementations sécuritaires. Partant de là, des questions se posent en ce qui concerne notre objet de recherche : l’impératif sécuritaire n’est-il pas aussi premier dans la gestion des liens familiaux ? Si c’est le cas, quel est l’impact de la prédominance sécuritaire sur l’évolution des modalités d’échange dont les proches bénéficient avec le détenu ?

L’analyse du traitement des liens familiaux par l’administration pénitentiaire s’insère dans le débat sur les capacités d’évolution des prisons. La logique sécuritaire explique les résistances des prisons face aux changements. Si les conditions d’incarcération ont incontestablement progressé, les réformes sont toujours freinées par l’impératif sécuritaire comme le montrent les travaux précédents. Qu’en est-il en ce qui concerne la manière dont l’administration pénitentiaire gère les proches de détenus ? Est-il possible d’affirmer qu’il y a eu des évolutions dans le traitement de la question des proches de détenu par l’administration pénitentiaire alors qu’il est associé à la politique de réinsertion résiduelle ? En outre, les travaux sociologiques sur la vie carcérale ont montré que les réformes progressistes s’accompagnent bien souvent d’une recomposition des modes d’exercice du pouvoir. Les recherches sur les droits des détenus, largement développées153 récemment, affirment à leur tour que si les droits des détenus ont incontestablement progressé, leur reconnaissance constitue « une arme à double tranchant pour le détenu »154 : les droits peuvent être préjudiciables pour le détenu et ils constituent aussi une ressource pour le personnel. Elles montrent également que si des progrès ont été réalisés, les détenus ne bénéficient pas encore pleinement de droits à part entière. Qu’en est-il en ce qui concerne le respect du droit à la vie familiale ? Les mesures prononcées pour favoriser le maintien des liens familiaux s’accompagnent-elles également d’une recomposition du pouvoir ? Quelles en sont les conséquences pour les proches de détenus ?

L’étude de la manière dont l’administration traite la question des familles de détenus permet à notre analyse de participer au débat, toujours d’actualité155, sur les capacités d’évolution des institutions carcérales. Les prisons sont-elles atemporelles, comme l’affirmait M. Foucault ou sont-elles ouvertes aux changements ? Si des positions antagonistes sont défendues156, beaucoup d’auteurs reconnaissent aux prisons une aptitude à se modifier tout en restant identique et « force est de le répéter, tout change et tout est pareil »157. Les évolutions des prisons ne sont pas incompatibles avec leur forte inertie. Comme G. Salle le résume, « la force du système s’explique plutôt par une mélange subtil et complexe entre permanence et plasticité, la survie du tout étant garantie par des adaptations et des arrangements locaux. La question binaire de l’invariant ou du changement pose mal la question, en ce qu’il ne s’agit pas d’une alternative, mais d’une dialectique permanente »158. La perspective historique et critique suivie par notre travail permet de se demander si la gestion de la question des liens familiaux par l’administration est prise à son tour dans cette dialectique changement-inertie et quelles en sont les conséquences pour les proches de détenus.

Ainsi, notre thèse étudie notamment comment les différentes missions imputées aux prisons déterminent la manière dont l’administration traite la question des liens familiaux et l’accueil des proches lors des parloirs. A travers cette analyse, notre thèse veut enrichir la connaissance des logiques régulant les établissements pénitentiaires et participer au débat sur ses capacités d’évolutions.

Notes
143.

CHAUVENET A., ORLIC F., BENGUIGUI G., Le monde des surveillants de prison, Paris, PUF, 1994.

144.

FOUCAULT M., 1993 (1975), op. cit.

145.

LASCOUMES P., « L’illégalisme, outil d’analyse », in Collectif, Sociétés et représentations, Michel Foucault. Surveiller et punir. La prison vingt temps après, CREDHESS, n° 3, 1996, pp. 74-84.

146.

On peut alors rejoindre la thèse d’H. Becker sur la réaction sociale et sur les entrepreneurs de morale. BECKER H., 1985 (1963), op. cit. Voir aussi l’ensemble des travaux qui analysent les politiques pénales en vigueur dont nous pouvons citer quelques références non exhaustives : CHRISTIE N., L’industrie de la punition. Prison et politique pénale en occident, Paris, Autrement, 2003 (1993) ; CHRISTIE N., « Eléments de géographie pénale », Actes de la recherche en sciences sociales, n°124, 1998, pp. 68-74 ; FAUGERON C., « La dérive pénale », Esprit, n°215, 1995, pp. 132-144 ; FAUGERON C., LE BOULAIRE J.M., « Prisons, peines de prison et ordre public », Revue Française de Sociologie, vol. XXXIII, n° 1, 1992, pp. 3-32; FAUGERON C. (dir.), « Les politiques pénales », Problèmes politiques et sociaux, n°688, 1992 ; FAUGERON C., HOUCHON G., « Prison et pénalité : de la pénologie à une sociologie des politiques pénales », L’année sociologique, n°35, 1985, pp. 115-151 ; garland d., « Les contradictions de la « société punitive » : le cas britannique », Actes de la recherche en sciences sociales, 124, 1998, pp. 49-67 ; LASCOUMES P., « Ruptures politiques et politiques pénitentiaires, analyse comparative des dynamiques de changement institutionnel », Déviance et Société, vol. 30, n°3, 2006, pp. 405-419 ; ROBERT P., POTTIER M.L., « Les préoccupations sécuritaires : une mutation ? », Revue française de sociologie, n°45-4, 2004, pp 211-242 ; WACQUANT L., « La tentation pénale en Europe », Actes de la recherche en sciences sociales, n°124, 1998, pp. 3-6.

147.

MilburnP., « De la frénésie de sécurité à la surpénalisation : la justice sous pression » in MUCCHIELLI L. La frénésie sécuritaire, Paris, La découverte, 2008, p. 41-51.

148.

AUBUSSON DE CAVARLAY B., 1985, 1998, ; COMBESSIE P., 2000, op. cit. ; PIRES A., LANDREVILLE P., BLANKEVOORT V., « Système pénal et trajectoire sociale », Déviance et société, n°5, 1981, pp. 319-345 ; ROBERT P., FAUGERON C., Les forces cachées de la justice, Paris, le Centurion, 1980 ; SALAS D., 1995, op. cit., p. 105 ; WACQUANT L., Les prisons de la misère, Editions Raison d'agir, 1999.

149.

CARDI C., La déviance des femmes. Délinquantes et mauvaises mères : entre prison, justice et travail social, Doctorat de sociologie dirigé par MURARD N., Université Paris 7, novembre 2008.

150.

FAUGERON C., 1995, op. cit.

151.

CHAUVENET A., ORLIC F., BENGUIGUI G., 1994, op. cit.

152.

CHAUVENET A., « Guerre et paix en prison », Les cahiers de la sécurité intérieure, n°31, 1998, pp. 91-100.

153.

Les travaux de M. Herzog-Evans, de P. Reynaert, P. Landreville ou encore de D. Kaminski sont, sur ce thème, incontournables.

154.

ROSTAING C., « Processus de judiciarisation carcérale : le droit en prison, une ressource pour les acteurs ? », Droit et Société, n°67, 2007, p. 585.

155.

L’actualité de ce débat s’observe au regard des publications récentes sur les prisons.On peut aussi faire référence à l’introduction du numéro spécial prison de la revue Déviance et société qui pose le débat à travers les sous-titres suivants : « De l’immobilisme carcéral…à la mutation perpétuelle » in CHANTRAINE G., MARY P., « Prisons et mutations pénales, nouvelles perspectives d’analyse », Déviance et société, 2000, vol 24, n°3, pp. 267-271. On peut aussi évoquer la contribution de P. Reynaert dans l’ouvrage publié en l’honneur de Claude Faugeron : qui s’intitule « La prison entre immobilisme et mouvement perpétuel ». Voir : REYNAERT P., « La prison entre immobilisme et mouvement perpétuel », in KAMINSKI D., KOKOREFF M., Sociologie pénale : système et expérience. Pour Claude Faugeron, Ramonville, Editions Erès, 2004, pp. 235-256.

156.

M. Seyler analyse l’impossibilité de réformer cette institution en étudiant les blocages institutionnels qui expliquent l’inaboutissement de la réforme de 1975 et leurs rationalités ; SEYLER M. (textes rassemblés par), La prison immobile, Paris, Desclée de Brouwer, collection Société, 2001 ; SEYLER M., « La banalisation pénitentiaire ou le vœu d’une réforme impossible », Déviance et Société, IV, n°2, 1980, pp. 131-147. A l’inverse, C. Veil et D. Lhuillier illustrent les principales évolutions survenues dans les prisons : VEIL C., LHUILIER D., (dir.), La prison en changement, Ramonville Saint-Agne, Edition Erès, collection trajet, 2000.

157.

VACHERET M., LEMIRE G., 2007 (1986-1987), op. cit., p. 10.

158.

SALLE G., « Situation(s) carcérale(s) en Allemagne. Prison et politique », Déviance et Société, vol. 27, n°4, 2003, p. 406.