3. Des acteurs aux pratiques diversifiées

Les horaires fixes sont le principal motif invoqué par les surveillants pour expliquer pourquoi ils ont demandé à travailler au parloir. Ce poste leur évite aussi le travail de nuit, le travail en détention et la surveillance aux miradors. Les inconvénients essentiels de ce poste sont le travail dominical et un salaire plus faible que dans les autres postes où le personnel peut effectuer des nuits où les heures sont mieux rémunérées. Aussi, aucun n’a justifié son intérêt pour ce poste par l’envie d’être en contact avec les familles.

Si les surveillants se rejoignent sur ce point, des pratiques professionnelles très distinctes s’observent. Certains surveillants dérogent rarement au règlement au nom de la sécurité ; d’autres pensent que leur travail consiste à apaiser les angoisses des visiteurs et à « arrondir les angles », pour reprendre l’expression de Bernard travaillant en maison d’arrêt. Les surveillants intransigeants privilégiant les dynamiques sécuritaires et punitives se distinguent de ceux agissant avec plus de clémence pour lesquels les missions de réinsertion et de maintien de la paix prédominent492.

Pour les premiers, le travail au parloir ne se diffère pas du travail en détention. L’objectif est de garantir la sécurité de l’établissement, des détenus, des visiteurs autant que la leur. Ces professionnels affirment qu’il est impératif de suivre au plus près le règlement.

‘Mon travail consiste à accueillir les familles, à vérifier que les noms des familles soient conformes à l’identité qu’on a dans nos registres et puis ensuite à acheminer les familles au sein de la prison jusqu’au parloir. Après, il faut surveiller l’entretien des familles avec les prisonniers et ensuite acheminer les familles jusqu’à la sortie en toute sécurité pour elles et pour nous. C’est un travail de sécurité avant tout. (…) Pour moi,il n’y a aucune règle qui se discute. Il y a un règlement et tout le monde le suit, c’est comme ça, c’est comme l’armée. Ben on travaille tellement dans un milieu dangereux, enfin pour moi c’est dangereux, qu’on ne peut pas se permettre une faiblesse même avec les familles. [Benjamin, 25 ans, surveillant en MA, 3 ans d’ancienneté.]
Les règles ne se discutent pas, il faut suivre le règlement, ah autrement ce serait l’anarchie. En plus, si vous faites ça avec une famille, elle va le répéter à tout le monde et vous ne vous en sortez plus, ah non, il faut appliquer le règlement pareil pour tout le monde, ah oui. Non, il faut quand même avoir une certaine rigueur parce qu’autrement vous vous faites vite déborder. Non après ce ne serait plus une prison, ce serait une hôtel, les gens entreraient et sortiraient comme ils voudraient, non. Non, il y a un règlement, il est pareil pour tout le monde, il faut bien l’appliquer. [François, 50 ans, surveillant en MA, 25 ans d’ancienneté.]’

Pour les seconds, si les préoccupations sécuritaires ne sont pas omises, le travail consiste à créer une ambiance, à renseigner les familles, à alléger leurs difficultés et les tensions inhérentes aux parloirs. Pour cela, les règlements sont appliqués avec une plus grande souplesse. Partant de là, ces surveillants possèdent une des compétences du fonctionnaire selon J.P. Payet nommée la discrétionnarité en référence aux travaux de M. Lipsky493 : « il s’agit de la capacité à s’adapter, s’affranchir de la règle, à renouveler son mode d’action par rapport à un ensemble de routines partagées »494. Selon ce personnel, certaines règles peuvent être outrepassées sans remettre en question la sécurité de l’établissement.

‘Les familles, elles n’ont rien fait, on essaie de partir de ce principe là, les familles elles n’ont rien fait alors on essaie d’arrondir les angles. [Bernard, 54 ans, surveillant en CD, 20 ans d’ancienneté.]
En général les parloirs, cela se passe bien. Le truc pour nous c’est d’apaiser quand même, d’apaiser les gens. Parce que le fait d’énerver les gens cela fait qu’empirer, surtout aux parloirs. Moi je préfère apaiser, je préfère peut-être passer l’éponge sur certains petits trucs et simplement dire que ce n’est pas comme ça normalement mais je fais attention à ne pas carrément braquer les gens. Bon, il ne faut pas non plus toujours dire « c’est pas grave », « c’est pas grave » et laisser passer mais il ne faut pas surdimensionner la chose. Il faut reprendre la chose mais en…en relativisant. Il faut toujours relativiser. C’est vrai, il faut relativiser. Il y a des choses plus grave que de prendre quelqu’un en train de manger dans un parloir, il y a des surveillants qui ne comprennent pas ça et qui vont faire un rapport « A été surpris en train de manger une barre chocolatée apportée par son visiteur » alors que le gars il est là pour 10 ans ! Moi, je vais tempérer, je vais relativiser. [Robert, 39 ans, surveillant en MA, 20 ans d’ancienneté.]’

Des tensions au sein des équipes peuvent résulter de ces divergences professionnelles.

‘Avec les collègues, en général, cela se passe bien. Il y a toujours des petites accroches mais ce n’est pas méchant, on travaille chacun à sa manière donc à partir de là, il peut y avoir des tensions. L’autre collègue, une fois, il a fait rentrer une famille avec une carte bleue et ce n’est pas réglementaire car il n’y a pas de photo dessus, et le problème c’est que là, vous mettez la sécurité en danger parce que s’il y a un souci au parloir…Dans la même journée, il avait fait rentrer une famille avec un titre de transport… Donc là, c’est vrai que je suis allé lui dire de ne plus faire ça. [François, 50 ans, surveillant en MA, 25 ans d’ancienneté.]’

L’hétérogénéité des manières d’exercer le métier de surveillant au parloir est soulignée par les proches, à l’instar d’Annabelle.

‘Le règlement dépend beaucoup des surveillants, ça dépend vraiment des surveillants. Il y en a qui sont cools, qui vont laisser passer certaines choses, il y en a par contre ils ne veulent rien comprendre et puis c’est comme ça. Pour certains, c’est règlement, règlement, alors que d’autres sont plus souples. [Annabelle, 27 ans, compagne d’un détenu écroué en MA, prévenu, 2e année.]’

L’application des règlements aux proches fluctue selon le type de prison : ils s’appliquent avec plus de souplesse dans les centres de détention et les maisons centrales que dans les maisons d’arrêt. Les pratiques varient aussi selon l’histoire des établissements ou la politique du directeur. 

‘Dans l’autre prison, vous ne pouvez même pas faire des bisous, il y a un truc qui sépare et puis les surveillants ils étaient toujours là donc vous ne pouvez pas vous embrasser. Là on vous laisse, les gens ils ont leur intimité, dès qu’ils ferment les portes, chaque surveillant est dans son coin et il vient seulement quand c’est l’heure d’ouvrir les portes. Les surveillants ils parlent gentiment. Franchement la personne qui a recruté les gens qui sont là et ben il a bien fait bon travail par rapport à l’autre prison. [Loucine, 41 ans, compagne d’un détenu écroué en MA, prévenu, 4e mois.]’

Enfin, bien que les proches soient soumis à des mesures strictes de contrôle et de surveillance, ils conservent une marge de manœuvre et restent acteurs. Au-delà des logiques qui les contraignent, certains parviennent à s’affranchir, en partie, des règlements soit en les contournant (ce qui est le cas lorsqu’ils accomplissent des actes s’apparentant à des adaptations secondaires décrites dans le chapitre 4) soit en protestant, soit encore en les appliquant avec une grande rigueur, comme nous le verrons dans le chapitre 6.

L’objectif de gestion de la détention peut conduire à une instrumentalisation de la politique pénitentiaire à l’égard des proches de détenus en faisant de ces mesures des outils de pouvoir aux mains du personnel pour tenir les détenus et leurs proches. Cependant, la poursuite de l’objectif de gestion de la détention justifie une plus grande souplesse dans l’application des règlements. La politique pénitentiaire à l’égard des proches s’affranchit, en partie, des textes sécuritaires, au nom du maintien de la paix. Ainsi, la politique de gestion des proches est plus souple qu’elle ne l’apparaît « sur le papier », d’autant plus que les surveillants, comme les proches, ne perdent pas toute liberté ni capacité d’actions.

Notes
492.

Notre analyse rejoint la typologie établit par C. Rostaing concernant les pratiques professionnelles des surveillants en détention pour femmes. En effet, l’auteur distingue les surveillants qui ont un rapport au travail qualifié de « missionnaire », des surveillants qui ont un rapport « statutaire » à leur travail. Les premiers insistent sur l’importance du contact et de la négociation avec les détenues. Ils déplorent que la mission de réinsertion ne soit pas mieux menée en prison. Les seconds se réfèrent avant tout règlement et la dimension sécuritaire est centrale car leur métier consiste avant tout à garder les détenues. ROSTAING C., 1997, op. cit..

493.

LIPSKY M., Street level bureaucraty : Dilemmas of the individual public Services, New York, Russel sage foundation, 1982.

494.

PAYET J.P., « Le « caractère » du fonctionnaire. Sur les conditions ordinaires de la reconnaissance » in PAYET J.P., BATTEGAY A., La reconnaissance à l’épreuve. Explorations socio-antropologiques, Paris, Presses Universitaires du Septentrion, 2008, p. 108.