Chapitre 4
Invisibilité et mépris social au cœur de l’expérience judiciaire et carcérale élargie

Divers sociologues contemporains ont conceptualisé la notion de respect, la quête de respect constituant pour l’individu un des enjeux majeurs de notre modernité. Or, le système judiciaire autant que le fonctionnement des institutions carcérales amènent les proches de détenus à se penser comme des « acteurs faibles »495 souffrant d’un déficit de respect et de reconnaissance. En effet, leurs récits rendent compte du caractère offensant et déshumanisant de l’univers judiciaire et carcéral à leur égard. Ils se sentent exclus, déchus de toute visibilité et dignité par le traitement social, judiciaire et carcéral vécu. L’expérience carcérale élargie constitue une épreuve de mépris institutionnel et social.

La notion de mépris est pensée comme une atteinte au respect dû à un individu. Notre acception du respect prend appui sur les travaux de R. Sennett496 et D. Martuccelli497.

Selon R. Sennett, le respect consiste à « prendre au sérieux les besoins des autres »498 et repose sur quatre facteurs : le prestige, l’honneur social, la reconnaissance mutuelle des acteurs et la dignité. Le respect provient, d’abord, de la position sociale des acteurs puisque « le prestige renvoie aux émotions que le rang suscite chez les autres »499. R. Sennett s’accorde avec P. Bourdieu pour affirmer que l’honneur social prend sa source dans l’idée de mutualité : « Comme dit Pierre Bourdieu, l’honneur suppose « un individu qui se sait toujours sous le regard des autres, qui a besoin des autres pour exister, parce que l’image qu’il forme de lui-même ne saurait être distincte de l’image de soi qui lui est renvoyée par les autres »500. La force et la perversité de l’honneur social se trouvent dans cette sorte de mutualité »501. Le principe de la reconnaissance mutuelle suppose que l’individu se sente respecté quand il a « le sentiment de compter pour quelque chose aux yeux des autres »502. Pour que l’individu soit respecté, une dignité humaine doit lui être reconnue. Pour R. Sennett, elle passe par le respect de l’intégrité de son corps et le respect de son travail.

Selon D. Martuccelli, la notion de respect ne peut recouvrir un sens universel et doit nécessairement être définit en référence aux régimes d’interaction en vigueur dans la société : la genèse du respect et des situations d’humiliation doit être historicisée. Les évolutions des sources du respect sont corrélées à la succession de trois régimes d’interaction : celui de la hiérarchie, de l’égalité et de la différence503. Dans le contexte actuel où règne le régime des différences, « le problème n’est pas seulement de ne pas avoir été traité de la même manière que les autres, mais surtout d’avoir été nié »504. Les atteintes au respect s’apparentent à des situations de non-reconnaissance : les personnes déniées sont des individus « invisibles ». Les situations d’humiliation résultent de « l’absence de rapport structurel établi avec les institutions et les autres. Là où les individus deviennent « invisibles ». En fait, là où le regard des autres les transperce littéralement »505. Le régime des différences est marqué par le couple « reconnaissance-dénégation ».

Partant de ces définitions, ce chapitre étudie pourquoi la confrontation des proches de détenus avec le système judiciaire et leur rencontre avec les institutions carcérales s’apparente à une expérience de dénégation. L’enjeu n’est pas uniquement de rendre compte de la manière dont les proches se sentent traités par l’administration pénitentiaire, il est également d’expliquer ce qui fonde leurs discours.

Les proches éprouvent un défaut de considération sociale regrettant d’être délaissés par la société, la justice et l’administration pénitentiaire alors qu’ils sont suspectés et contraints de se dévoiler par celles-ci. La nature des relations avec les surveillants et le cadre architectural des prisons renforcent le mépris qu’ils ressentent (I). L’impression d’être mésestimé par l’administration pénitentiaire découle ensuite du parcours initiatique aux normes carcérales, nommé processus de « familiarisation en situation » (II). La perte de la pleine maîtrise de son temps constitue le troisième facteur alimentant le déni de reconnaissance éprouvé. (III).

Notes
495.

PAYET J.P., GUILIANI F., LAFORGUE D., La voix des acteurs faibles, Rennes, PUR, 2008. Les proches peuvent être désignés comme des acteurs faibles selon la définition proposée dans cet ouvrage car nous verrons que s’ils sont pris dans des relations asymétriques et inscrits dans un processus de disqualification, ils n’en restent pas moins aptes à échapper partiellement à leur situation de faiblesse.

496.

SENNETT R., Respect. De la dignité de l’homme dans un monde d’inégalité, Paris, Albin Michel, 2003.

497.

MARTUCCELLI D., Grammaires de l’individu, Paris, Gallimard, Folio Essais, 2002

498.

SENNETT R., 2003, op. cit., p. 66.

499.

Ibid., p. 68.

500.

BOURDIEU P., Esquisse d’une théorie de la pratique, précédé des Trois études d’ethnologie kabyles, Paris, Le seuil, 2000, p.. 40.

501.

SENNETT R.,2003, op. cit., p. 69.

502.

Ibid., p. 69.

503.

Le premier régime d’interaction identifié par D. Martuccelli est le régime de la hiérarchie. Dans une société régie par un tel modèle interactionnel, le respect de l’individu se traduit en termes d’honneur social et il « découle de la position que l’individu détient au sein d’un univers hiérarchique » (MARTUCCELLI D., 2002, op. cit., p. 266.). Le second régime d’interaction qui s’impose est le régime de l’égalité entre les individus où le respect dû à l’individu résulte de la similitude de position et de droits avec autrui. Dans une société au régime d’égalité, le respect repose sur le fait que l’individu est traité en égal. Le troisième régime d’interaction place en son cœur le thème de la différence. Dans ce modèle, le respect signifie la reconnaissance de ses singularités, l’égale reconnaissance de ses particularités. Le régime des différences n’est qu’une inclinaison du modèle précédent de l’égalité. Pour autant, il entre en contradiction avec lui et provoque des tensions irréductibles. Plus largement, D. Martuccelli démontre que les trois régimes d’interaction se sont succédés sans engendrer une suppression définitive du modèle précédent. Or, la juxtaposition des régimes d’interaction explique les contradictions qui s’observent aujourd’hui dans la quête de respect des individus.

504.

Ibid., p. 297.

505.

Ibid., p. 299.