2.4. Le problème de la distance avec le personnel de surveillance

La grande pauvreté relationnelle des rapports entre surveillants et proches génère aussi chez ces derniers un sentiment d’exclusion. En effet, elles se réalisent en dehors de tout espace commun et se caractérisent par le respect d’une distance. Si les contacts peuvent être très aimables voire sympathiques, les relations sont nécessairement asymétriques et restreintes, brèves et limitées. Les surveillants exigeront toujours des marques de déférence538 à leur égard même s’ils s’autorisent à ne pas en adresser aux visiteurs. En outre, le CPP interdit que des relations de trop grande proximité s’instaurent entre les familles de détenus et le personnel pénitentiaire. L’article D. 221 précise : « les membres du personnel pénitentiaire et les personnes remplissant une mission dans l'établissement pénitentiaire ne peuvent entretenir avec les personnes placées ou ayant été placées par décision de justice sous l'autorité ou le contrôle de l'établissement ou du service dont ils relèvent, ainsi qu'avec leurs parents ou amis, des relations qui ne seraient pas justifiées par les nécessités de leurs fonctions. »539. Les surveillants affirment tous qu’une distance doit nécessairement être tenue à l’égard des proches de détenus, au nom de la sécurité, même si son degré fluctue selon le personnel. Plus largement, le respect d’une distance fonde leur professionnalisme puisqu’elle permet de rester impartial. Comme E. Goffman l’a analysé, la distance préserve le surveillant d’empathie et lui évite d’accomplir des actions « affectuelles »540, celles-ci conduisant les surveillants à d’inévitables « fautes professionnelles » selon eux.

‘Il y a des gens qui vont discuter avec vous, à la fin du parloir, le détenu sort en premier donc on le fouille et on reste avec la famille et là des fois ça arrive que l’on discute avec les familles. Elles cherchent souvent à avoir des renseignements sur comment se passe la détention de leur proche. Mais ça ne va pas plus loin. C’est aussi pour nous couvrir parce que la tentation pour un surveillant cela peut être dangereux, c'est-à-dire que les familles elles sont aussi des fois manipulatrices. Par exemple moi je croise dans la ville des familles, si je commence à trop discuter avec eux, ils vont dire, tient est-ce que tu ne pourrais essayer de me faire rentrer ça. C’est pour ça qu’il faut savoir mettre des barrières parce que bon après on ne peut plus être très objectif donc c’est déjà pour se couvrir et puis après pour garder son objectivité. Quand on a commencé dans ce métier là on nous a dit qu’il ne fallait pas être trop proches des gens, il faut être distant. [Guillaume, 29 ans, surveillant en MC, 9 ans d’ancienneté.]’

Cette distance est regrettée par les proches qui attentent souvent des surveillants qu’ils agissent avec plus d’empathie : selon eux, une telle distance génère de l’irrespect.

Cependant, s’ils pensent que les surveillants se tiennent trop à distance, ils affirment dans le même temps, qu’il est impératif de ne jamais entretenir une trop grande proximité avec le personnel pénitentiaire. Les observations de P. Combessie attestent de « l’exclusion réciproque »541 entre surveillants et proches. L’auteur analyse les stratégies d’évitement mises en place aux portes des prisons par les uns comme par les autres. Il note que les surveillants comme les proches respectent un « principe séparatiste »542 dans l’occupation des établissements commerciaux qui entourent les prisons. Les bars les plus proches des prisons sont obligés de se spécialiser soit dans l’accueil des familles de détenus, soit dans celui des surveillants : « Le clivage de la prison se reproduit dans l’écosystème social environnant. Chacun doit rester à sa place : la femme du prisonnier n’a pas la sienne dans le bistrot fréquenté par le personnel pénitentiaire, et il serait déplacé pour un surveillant de côtoyer au bar les familles des détenus »543. P. Combessie ajoute qu’ « ils reconstituent ainsi le clivage interne à l’univers carcéral, dont ils sont en quelque sorte le prolongement à l’extérieur »544. S’il est important de ne pas homogénéiser les relations qui se nouent entre les proches et les surveillants, tous reconnaissent la nécessité de préserver une frontière.

‘Moi je ne fais pas copains-copains avec les matons et ce n’est pas bien, ce n’est pas bien un maton il doit rester à sa place, il doit rester de l’autre côté de la barrière, sinon c’est comme si on humilie un peu son mari. Mais c’est vrai que je crois qu’il faut tenir une distance. On est respectueux mais on ne rigole pas ensemble. Il ne faut pas rigoler, moi je ne veux pas humilier mon mari. [Hélène, 56 ans, compagne d’un détenu écroué en MC, 17 ans, 8e année, en couple depuis 8 mois.]
Le surveillant il est à sa place, moi ça se limite à un bonjour et un bonsoir, se familiariser avec eux ce n’est pas bon parce qu’on joue avec nos maris puisqu’ils leur disent après « ouais ta femme elle est bien plus intelligente ou bien plus polie » et c’est vrai que ça fait tilt « pourquoi, ma femme tu la connais ? » et eux ils en rajoutent toujours un peu et après ça peut mal finir. [Samia, 38 ans, épouse d’un détenu écroué en MC, 20 ans, 11e année.] ’

Si les proches sont en attente d’une relation de respect bienveillant, ils affirment à leur tour que les relations saines avec les surveillants exigent une constante et incompressible distance. Cette contradiction constitue une autre source du drame social au travail selon E. Hughes qui analyse le dilemme dans lequel sont pris les professionnels dans les relations avec les usagers : l’usager veut que son cas soit important aux yeux du professionnel et attend de sa part une réelle attention. Cependant, il lui demande d’agir en professionnel objectif, ce qui suppose le respect d’une certaine distance avec l’usager. Ainsi, les proches estiment qu’une ligne de démarcation doit être maintenue au nom du respect du détenu et des risques encourus par une relation de proximité avec un surveillant alors même que cette distance est perçue comme une marque de déni.

Par ailleurs, le maintien de cette distance tend à produire et reproduire des images stéréotypées dont souffrent chacun des « camps », comme l’a analysé E. Goffman en ce qui concerne les relations entre personnel et reclus : « Chaque groupe tend à se faire de l’autre une image étroite, stéréotypée et hostile. (…) Alors que le personnel a tendance à se croire supérieur et à ne jamais douter de son bon droit, les reclus ont tendance à se sentir inférieurs, faibles, déchus et coupables »545. Les surveillants se plaignent de l’image dépréciative et péjorative que les familles ont à leur égard. Ils déplorent le manque de reconnaissance accordée à leur profession, autant que les proches souffrent de l’image stéréotypée et suspicieuse que certains surveillants entretiennent à leur encontre. Le discours des proches rejoint alors celui des surveillants.

‘Les familles elles ont très peu d’avis favorables sur nous, on le ressent ça. Parfois les familles sont très bien, il y a beaucoup de familles qui sont très bien aussi mais il y a 50% qui sont contre nous. Pas d’insultes mais souvent ce sont des regards ou des petites insinuations, des trucs comme ça. Mais parfois ils ne sont pas très intelligents non plus, il faut voir les familles qui viennent. [Vincent, 45 ans, surveillant en MC, 22 ans d’ancienneté.]
Il y en a qui sont très, très correctes avec les surveillants et d’autres qui vont être très, très hautains et puis c’est vous êtes des matons et c’est tout. Mais bon il faut savoir rester poli. Souvent les frère et sœurs, ce sont eux le plus agressifs, souvent le frère qui veut se la péter un peu. Les parents sont souvent corrects. [Gabriel, 31 ans, surveillant en MA, 5 ans d’ancienneté.]
L’opinion publique nous de toute façon en tant que surveillant ne nous aime pas. Les familles, la plupart du temps elles sont persuadées que c’est à cause de nous que leur enfant, leur mari, leur concubin sont ici alors que nous on a absolument rien à voir là dedans. Ici encore cela ne se passe pas trop mal même si des fois on se tape quand même des réflexions. Certaines familles pour arriver à se défausser de leur responsabilité. On sent bien que l’uniforme gêne et dérange et on sent que souvent les gens sont méfiants par rapport à nous et souvent les gens qui viennent elles ont du mal avec l’autorité… [René, 58 ans, surveillant en MC, 38 ans d’ancienneté.]’

En outre, la distance entre surveillant et proche affaiblit la réciprocité de leurs échanges. Or, « la non réciprocité c’est la négation qu’autrui puisse accéder au statut de sujet »546. V. Gaujelac ajoute : « L’absence de réciprocité est la seconde caractéristique de l’humiliation. Il y a humiliation lorsque la possibilité d’une réciprocité dans l’échange est déniée, lorsque la possibilité de s’identifier est barrée, lorsqu’il est inconcevable que la place de l’un puisse être occupée par l’autre et inversement, et tout ceci à tout jamais. La relation de pouvoir est alors « naturalitée » et devient intangible : l’un se considère comme le sujet et tient l’autre pour un objet, un sauvage, une machine, ou un barbare. »547.

Aussi, la distance induit inévitablement des situations humiliantes pour le proche alimentant les sentiments d’irrespect, de délaissement, de perte de reconnaissance éprouvés dans leurs relations avec le personnel de surveillance.

Notes
538.

E. Goffman propose la définition suivante des règles de déférence : « Composant symbolique de l’action humaine dont la fonction est d’exprimer dans les règles à un bénéficiaire l’appréciation portée sur lui ou sur quelque chose dont il est le symbole, l’extension ou l’agent » in, GOFFMAN E., 1974 (1967), op. cit.

539.

Voir l’article à l’adresse suivante :

http://www.legifrance.gouv.fr/affichCodeArticle.do;jsessionid=F8BABBBC4BBC7FE16017CDCE5D805ABA.tpdjo08v_2?idArticle=LEGIARTI000006515800&cidTexte=LEGITEXT000006071154&dateTexte=20090706.

540.

WEBER M., 1995 (1922), op. cit., p. 55.

541.

COMBESSIE P., 1996, op. cit., p. 110.

542.

Ibid., p. 110.

543.

Ibid., p. 112.

544.

Ibid., p. 110.

545.

GOFFMAN E., 1968 (1961), op. cit., p. 49.

546.

GAULEJAC V. (de), Les sources de la honte, Paris, Desclée de Brouwer, 1996, p. 91.

547.

Ibid., 1996, p. 91.