2.2. Le temps saturé et le problème de la conciliation des temps

La saturation des temps des proches marque l’inévitable modification du quotidien des acteurs consécutivement à l’incarcération d’un proche.

Les temps de l’expérience carcérale élargie : des temps singuliers

L’expérience carcérale élargie impose de « nouveaux temps » mais elle en restreint et en abroge d’autres. Reprenant la perspective sociologique désormais largement partagée, notre propos rejette l’idée d’un temps social et individuel unitaire : les temps sociaux609 sont multiples610.

L’expérience carcérale élargie confronte les proches à trois « nouveaux temps » : le temps des parloirs, le temps des démarches, le temps reporté.

Le temps des parloirs se compose de trois temps. D’abord, il inclut un temps de trajet entre le domicile du proche et la prison. Les visites aux parloirs imposent, de fait, une fréquente mobilité géographique611 qui répond à des modalités variables612. La distance à parcourir et le temps nécessaire pour effectuer de tels trajets varient de quelques minutes à plusieurs heures. Carlos, par exemple, fils de détenu, fait chaque mercredi plus de 700 km aller-retour en train (soit onze heures de trajet) pour une demi-heure de parloir. Cassandra et Andréa, habitent en Corse et doivent se rendre à Paris pour visiter leur mari incarcéré. Le temps du trajet est un temps long et en moyenne, les proches mettent près de deux heures (117 minutes exactement selon l’enquête de P. le Quéau613) pour se rendre de leur domicile à la prison. Selon la même enquête, une personne sur cinq effectue un tel trajet en six heures aller-retour. Pour E. Demerliac, « il faut compter pour beaucoup de familles, étrangères pour la plupart, et sans voiture, une journée entière pour une demi-heure de visite, avec des changements de moyens de transport »614. Sur les soixante personnes rencontrées dans notre étude, douze se rendent au parloir en moins d’une demi heure, vingt et une entre une demi-heure et une heure, quatorze entre une heure et quatre heures et quatorze mettent plus de quatre heures à effectuer le trajet domicile-prison (soit huit heures aller-retour). Ces temps de déplacement paraissent particulièrement excessifs lorsque les détenus sont incarcérés en maison d’arrêt où les parloirs varient de trente à quarante minutes selon les établissements615. Cependant, les distances à parcourir sont en général moins grandes quand le détenu est incarcéré en maison d’arrêt que lorsqu’il est incarcéré en centre de détention ou en maison centrale en raison de leur plus grand nombre sur le territoire616. Néanmoins, la densité des établissements varie selon les régions. En effet, S. Delarue, note qu’en Ile de France et en région Alsace, « environ 80% des détenus en maison d’arrêt vivent à 40 km ou moins des établissements où ils sont incarcérés. Inversement, en Auvergne, un grand quartier de quartier de maison d’arrêt dans le centre pénitentiaire de Moulin-Yzeure, « recrute » ses détenus, au sens statistique, en moyenne à 140 km autour de lui »617. Si ce résultat donne une indication très intéressante mais elle ne mesure pas précisément la distance à parcourir pour les proches, ces derniers ne vivant pas toujours au même endroit que le détenu.

Les transferts devraient réduire le temps consacré par les proches à ces mobilités imposées, suivant le principe du rapprochement familial. Or, les décisions pénitentiaires répondent souvent à d’autres logiques618 et elles peuvent considérablement accroître la distance séparant le domicile des proches de la prison.

‘Cela fatigue. Surtout quand il était à Bordeaux car en plus je faisais Paris/Bordeaux l’aller-retour pour 1 h de parloir. Je partais le matin très tôt, j’arrivais à 13 heures là bas et je reprenais le train après le parloir, j’étais à la maison vers 22 heures, 22 heures 30. Et quand il était à L., je faisais plus de 900 km pour aller le voir. [Martine, 56 ans, mère d’un détenu écroué en MC, 13 ans, 10e année.]
Tout est calculé : j’ai un bus à 6 heures 23 qui m’amène à la gare ; à 6 heures 48 j’ai mon train, j’arrive à 11 heures 20 et ensuite je prend le RER et j’arrive ici, à la prison, vers 12 heures 20, 12 heures 30. [Alice, 31 ans, compagne d’un détenu écroué en MC, perpétuité, 10e année, en couple depuis 18 mois.]’

Or, ces contraintes spatio-temporelles influent sur la fréquence des visites619. Au sein de la population étudiée, il est fréquent que les personnes habitant à moins d’une heure de la prison visitent le détenu trois fois par semaine ; à l’inverse, celles résidant à plus de deux heures de trajet effectuent une visite par semaine ou une tout les quinze jours voire une par mois. Nos résultats corroborent l’analyse d’A. Désesquelles et d’A. Kensey : « L’éloignement géographique ne favorise pas les visites. Les visiteurs réguliers résident plus souvent à proximité de l’établissement pénitentiaire que les autres : 42 % des visites hebdomadaires habitent la même ville et 88 % la même région. Ce n’est le cas que de 71 % des visites mensuels et de 43 % des visiteurs annuels. »620. La localité des établissements pénitentiaires est aussi déterminante dans la capacité des proches à réaliser une telle mobilité et dans le temps imparti à celle-ci. Si certaines prisons offrent de grandes commodités d’accès, d’autres sont très enclavées621 (à plusieurs kilomètres de la gare sans que des transports en commun desservent l’établissement), allongeant inévitablement le temps de trajet. L’enquête de l’UFRAMA réalisée en 2005 auprès de 1 733 proches indique que 70 % des établissements pénitentiaires sont desservis par des transports en commun les jours de parloirs. « On note également que la distance à parcourir de la gare SNCF ou de la gare routière jusqu’à l’établissement est de plus de 5 kilomètres pour 35% des personnes interrogées. Elle atteint 13 à 20 kilomètres pour 8% et est supérieur à 20 kilomètres pour 8% des personnes »622. De plus, les déplacements représentent une charge financière importante623. Là encore, les dépenses engendrées paraissent d’autant plus excessives que les parloirs sont de courte durée en maison d’arrêt. Ainsi, les parloirs nécessitent souvent du temps et de l’argent.

‘Venir, cela me coûte beaucoup d’argent ; il nous faut 500 € à chaque déplacement minimum car je viens de Corse à Paris en avion, donc il y a un problème financier énorme. Et on a des parloirs de trois quart d’heure, alors 500€ et tout ce temps pour trois quarts d’heure… [Cassandra, 48 ans, épouse d’un détenu écroué en MA, prévenu, 2e année.]’

Dans tous les cas, les trajets, parfois véritables expéditions, suscitent fatigue, excitation et stress. Ils sont accomplis avec une certaine liesse parce que le déplacement « évoque la faculté d’annuler les effets physiques de l’éloignement, de l’absence et de l’isolement »624. Mais, ils se réalisent aussi dans une angoisse très vive : les proches craignent toujours de manquer leur parloir en arrivant en retard à la prison625. Ils redoutent constamment un retard de train, un accident de voiture, une panne ou un embouteillage… Ces appréhensions les amènent à prévoir une grande marge de temps, qui s’ajoute à l’attente imposée par l’administration pénitentiaire avant chaque parloir.

‘Le fait de venir, c’est un véritable stress. Je pars de chez moi avec le cœur serré, je roule et dès que c’est une peu bouché, c’est « connard mais avance » ! C’est du stress, c’est horrible, c’est horrible. Je mets 5 à 10 minutes pour venir et je pars 45 minutes à l’avance et même en partant 45 minutes, 1h à l’avance, je stresse. [Sabrina, 27 ans, compagne d’un détenu écroué en MA, prévenu, 5e mois.]’

Outre le temps de déplacement, le temps des parloirs induit les temps morts qui précédent et suivent chaque visite. Ainsi, le temps des parloirs est saturé d’attente. Enfin, il se comprend le temps de la visite en elle-même626.

D’autre part, l’incarcération de l’un des siens amène son proche à accomplir de nombreuses démarches qui occupent leur temps. Les démarches judiciaires peuvent être multiples : les rencontres avec l’avocat, la recherche de documents pour constituer le dossier… Mais, les proches se chargent également d’autres tâches très diverses. L’envoi de mandat, les rendez-vous auprès de banques, la résiliation d’abonnement téléphonique, l’organisation d’un déménagement, la recherche d’un logement, les prospections pour trouver une formation ou un emploi pour le détenu etc. sont autant de démarches exigeant du temps.

Enfin, les proches sont confrontés à des « temps reportés » les amenant à réaliser des activités dont le détenu était jusqu’alors responsable. Ainsi, des temps préalablement partagés se voient exclusivement imputés au proche. Le transfert du temps domestique, du temps éducatif ou temps parental627, illustre notre propos.

‘La vie est bouleversée parce qu’il a fallu que moi je m’occupe de la famille toute seule alors qu’on était bien habitué à le faire à deux et qu’il participait énormément au travail de la famille aussi bien au niveau matériel que le suivi scolaire et ben ça m’est retombé dessus. Et en plus, il faut s’occuper de lui aussi. [Monique, 54 ans, épouse d’un détenu écroué en CD, 7 ans, 4e année.]’
Notes
609.

R. Sue définit ainsi les temps sociaux : « Par temps sociaux, j’entends les grandes catégories ou blocs de temps qu’une société se donne et se représente pour désigner, articuler, rythmer et coordonner les principales activités sociales auxquelles elle accorde une importance particulière. Ces grands temps sociaux se décomposent généralement aujourd’hui en temps de travail, temps de l’éducation, temps familial, temps libre. On peut bien sûr trouver des énumérations légèrement différentes.», in SUE R., 1995, op. cit., p. 29.

610.

Comme avait pu le faire M. Halbwachs mais de manière plus nuancée, la mise au jour de la multiplicité des temps sociaux constitue la thèse centrale de l’analyse de Gurvitch qui déconstruit ainsi la conception d’un temps social unitaire présent notamment dans les travaux de Durkheim. Les temps sociaux sont alors à notre sens plus divers que ceux identifiés par H. Barreau qui propose une tripartition du temps : temps de travail, temps de loisir, temps d’intimité. Cf : BARREAU H., « Le temps d’intimité », Temporalistes, n°35, 1997, pp. 6-9.

611.

La mobilité géographique est définie comme un déplacement physique d’un lieu donné à un autre.

612.

TOURAUT C., « Entre détenu figé et proches en mouvement. « L’expérience carcérale élargie » : une épreuve de mobilité », Recherches familiales, n°6, 2009, pp. 81-88.

613.

Pierre LE QUEAU (dir.), 2000, op. cit., p. 48.

614.

DEMERLIAC E., « Le parloir des familles », Esprit, n°12, 1986, p. 85.

615.

Les parloirs sont en moyenne de 2 h en centre de détention ou en maison centrale.

616.

La France compte 194 établissements pénitentiaires dont 111 maisons d’arrêt (et 30 quartiers maisons d’arrêt situés dans des centres pénitentiaires), 4 maisons centrales (et 9 quartiers de maisons centrales), 23 centres de détention, 35 centres pénitentiaires, 13 centres de semi-liberté et 6 établissements pour mineurs.

617.

DELARRE S., « Etablissements et territoires », Cahiers d’études pénitentiaires et criminologiques, n° 23, 2008.

618.

L’observatoire international des prisons (OIP) dénonce le fait que « les procédures d’affectation dans des établissements pénitentiaires ne tiennent compte qu’exceptionnellement de la proximité des proches, alors que prévalent les critères de désengorgement ou de sécurité » in OIP, 2003, op. cit., p. 45.

619.

Comme nous allons le voir ci-dessous, la fréquence des visites est aussi conditionnée par l’exercice ou non d’une activité professionnelle et par les contraintes de celle-ci.

620.

Désesquelles A., Kensey A ., 2006, op. cit., p. 66.

621.

L’enclavement des établissements pénitentiaires se comprend par la combinaison de deux facteurs analysés par P. Combessie. L’éloignement est d’abord la conséquence du désintérêt des pouvoirs publics qui délaissent leur gestion et s’attachent à les tenir hors-jeu, personne n’étant alors enclin à développer les transports desservant les prisons. Elle résulte ensuite de la volonté de reléguer « les bâtiments pénitentiaires dans des lieux de moindre visibilité sociale » in COMBESSIE P., 1996, op. cit., p. 19.

622.

UFRAMA, 2006, op. cit., p. 131.

623.

Leur coût financier sera abordé plus en détail dans le chapitre 7.

624.

CAPRON G., CORTES G., GUETAT-BERNARD H., Liens et lieux de mobilités. Ces autres territoires, Paris, Belin, 2005, p. 95.

625.

Notons que dans certains centres de détention ou maisons centrales, il n’est pas nécessaire de prendre rendez-vous pour bénéficier d’un parloir. Les proches peuvent arriver à l’établissement dans certains créneaux horaires ce qui amoindrit considérablement le stress suscité par les trajets.

626.

Les interactions entre proche et détenu durant les parloirs sont analysées dans le chapitre 8.

627.

Le temps parental, définit par M.A. Barrère Maurisson se subdivise en un temps parental domestique (il regroupe l’ensemble des actions qui consistent à s’occuper des enfants, les habiller, les laver, leur faire prendre les repas), un temps parental « taxi » (conduire les enfants à l’école, chez leurs amis ou à toutes autres activités extrascolaires), un temps parental scolaire (essentiellement consacré à l’aide aux devoirs) et enfin un temps de sociabilité parentale (activités consacrées à l’enfant, comme jouer, parler, , etc.). BARRERE-MAURISSON M.A., RIVIER S., MARCHAND O., « Temps de travail, temps parental. La charge parentale : un travail à mi-temps », Premières synthèses, n°20-1, 2000; BARRERE-MAURISSON M.A., « Masculin/féminin : vers un nouveau partage des rôles ? », Cahiers Fra nçais, Documentation Française, n° 322, 2004.