Conclusion

L’expérience carcérale élargie s’apparente à une situation de déni de reconnaissance fondée sur l’invisibilité des proches dans la société, dans le système judiciaire et carcéral alors même qu’ils portent atteinte à leur intimité ; sur le mépris généré par les tensions inhérentes aux relations proches-surveillants et sur la souillure induite par le cadre dégradant dans lequel se réalisent certains parloirs. Le « processus de familiarisation en situation » à travers lequel les règles émergent au moment où les acteurs les transgressent par ignorance, rend compte des carences de l’information et de l’accueil des proches et leur procurent le sentiment d’être dénié. Enfin, l’imposition d’une temporalité est vue comme une marque de plus du pouvoir de l’institution carcérale et de la justice qui ont prise sur leur vie. L’inscription dans le temps évolue suivant la situation judiciaire du détenu et l’expérience carcérale élargie est marquée simultanément par un temps d’attente et un temps saturé. Leurs temps se superposent et l’attente se décline selon trois niveaux : l’attente du procès, l’attente de la sortie et l’attente lors des parloirs.

Au-delà de l’étude de ce qui fonde l’expérience du déni de reconnaissance, l’analyse proposée dans ce chapitre met en lumière le caractère évolutif de l’expérience vécue par les proches de détenu. L’expérience carcérale s’avère dynamique au regard du processus de familiarisation aux institutions carcérales qui comprend trois étapes successives : l’égarement d’abord, un temps de frottement aux règles ensuite, la routinisation enfin. Sa dimension évolutive apparaît également dans l’analyse de sa temporalité. L’inscription de soi dans le temps se modifie corrélativement à l’évolution du statut judiciaire de la personne visitée.

L’analyse réalisée permet également de mettre au jour les nombreux points de convergences entre l’expérience des détenus et celle de leurs proches. Bien qu’il soit incontestablement excessif de considérer ces expériences judiciaires et carcérales comme similaires650, la confrontation des proches avec les institutions judiciaires et carcérales recouvre des réalités vécues qui rejoignent l’expérience des détenus. D’abord, la justice qui les soupçonne et atteint leur intimité, confronte les proches, à l’instar des détenus, à l’incertitude du temps et au silence. Ils supportent alors la lenteur de la justice, l’indétermination du temps de l’incarcération qui suspend leur vie selon leur propres termes. Ils font face au même sentiment d’impuissance. Plus largement, certaines similitudes s’observent entre le temps de l’expérience carcérale élargie et le temps carcéral, puisque le temps des proches est aussi un temps fragmenté et d’attente. Ainsi, le temps et l’empreinte de la prison et de la justice sur la définition du temps des acteurs apparaît comme une dimension centrale de l’expérience carcérale et de l’expérience carcérale élargie. Par ailleurs, les proches sont soumis à un ensemble de règles carcérales et, tout comme les détenus, ils peuvent se sentir salis par le manque de propreté des prisons. En outre, les relations entre proches ainsi que les relations entre surveillants et proches répondent en grande partie aux mêmes logiques que celles qui guident les rapports entre détenus ou entre surveillants et détenus. La proximité des expériences traduit en quoi la prison agit au-delà de son cadre strict et prend prise sur la vie des proches.

Notes
650.

En effet, les proches se rendent en prison pour des temps courts et l’ensemble de leurs activités sociales ne s’effectue pas au sein des prisons. Par ailleurs, leur programme journalier n’est pas entièrement déterminé par une organisation bureaucratique. De même, les proches ne subissent pas l’ensemble des « techniques de mortifications » (in GOFFMAN E., 1968 (1961), op. cit.) imposés aux détenus et ne doivent pas affronter les conditions de vie carcérale très difficile et qui imposent notamment une grande promiscuité. De même, si les familles font face aux logiques judiciaires, ils ne sont pas inculpés et ils ne sont pas l’acteur central d’une procédure d’instruction ni l’objet d’une condamnation.