Chapitre 5
Ruptures de l’« allant de soi »de la vie quotidienne

L’incarcération est une contingence marquant les parcours de vie du détenu et de leurs proches. Elle brise l’« allant de soi »654 de leur vie quotidienne remettant en question ce qui était pensé comme établi. Elle redessine la vie des proches et affaiblit leur sécurité ontologique pourtant nécessaire au maintien de soi dans la société moderne. La sécurité ontologique est conçue par A. Giddens comme « la confiance des êtres humains dans la continuité de leur propre identité et dans la constance des environnements d’action sociaux et matériels »655. Ainsi, dans le contexte d’individualisation croissante de la société où il est demandé à l’individu de se définir de lui-même et d’orienter sa trajectoire de vie autour de projets définis et cohérents, l’expérience carcérale élargie apparaît fondamentalement préjudiciable. En effet, l’incarcération d’un proche se solde par des pertes nombreuses et inopinées. Le placement en détention d’un individu bouleverse la vie de ses proches comme l’écrit D. Maksymowicz, épouse d’un détenu : « Ma vie avait vraiment basculé, tout aussi sûrement que si j’étais moi-même tombée en prison »656. A l’exception des compagnes ou épouses qui ont rencontré leur mari ou compagnon alors qu’il était déjà incarcéré657 et pour lesquelles l’expérience carcérale élargie débute progressivement à travers la découverte de l’autre, l’entrée dans l’expérience carcérale élargie est toujours brutale. Les proches de détenus sont confrontés à une rupture de leur quotidienneté et à l’incertitude de leur individualité. De ce fait, les premiers temps de l’expérience carcérale élargie, comme ceux de l’expérience carcérale, se caractérisent par un état de choc. Bien que cette situation ait été redoutée par certains et perçue comme un avenir inéluctable par d’autres, tous évoquent la sidération et la stupeur ressenties durant les trois premières semaines, voire le premier mois de l’expérience. La séparation brutale, la révélation d’activités délinquantes parfois ignorées, la découverte du monde judiciaire et carcéral, l’ébranlement du quotidien, le changement de statut, sont autant de facteurs explicatifs du choc éprouvé. Si l’épreuve de l’arrestation et la découverte déroutante de l’univers judiciaire et carcéral ont été analysées dans le chapitre précédent, il convient ici d’étudier les pertes marquant cette épreuve. L’expérience carcérale élargie engendre d’abord une séparation brutale avec le proche désormais incarcéré (I). Puis, les proches de détenus sont susceptibles de perdre en respectabilité suite à l’adoption d’un nouveau statut social peu valorisé : celui de « famille de détenu » (II). Les angoisses et les pertes s’inscrivent sur les corps des proches et génèrent une impression d’enfermement. Face à cela, les acteurs présentent les soutiens leur permettant de « tenir ». Par là même, ils tentent de reconstruire leur individualité (III).

Notes
654.

BERGER P., LUCKMANN T., 1986 (1966), op. cit.

655.

GIDDENS A., Les conséquences de la modernité, Paris, L’Harmattan, 1994, p. 98.

656.

MAKSYMOWICZ D., op. cit., p. 35.

657.

Elles ont rencontré leur compagnon ou mari soit par le biais de petites annonces, soit en s’engageant bénévolement en tant que visiteuse de prison.