2.1. Force de caractère et philosophie de vie : des ressources personnelles valorisantes

Les proches de détenus affirment qu’ils supportent cette épreuve grâce à des qualités propres dont ils disposent. Leurs propos ont une affinité certaine avec « le langage du tempérament »705, les acteurs ayant la « conviction profonde d’avoir des traits de tempéraments constitutifs de soi qui marquent en profondeur leurs attitudes et les conduites »706. L’évocation de leurs traits de caractère constitue un support essentiel de définition et de construction de leur individualité dans la mesure où ils certifieraient l’existence d’un « soi ». En effet, la description de ressources personnelles permet aux proches de se penser et de se présenter comme des acteurs ayant, par essence, des propriétés spécifiques qui les distinguent et guident leur action. A travers la référence à leur caractère, ils reconstruisent une permanence de soi : « l’important réside dans la structure de la perception. La croyance de disposer d’un tempérament constant tout au long de sa vie devient une certitude. (…) Cette appréhension de soi s’organise autour de la croyance que l’individu est lui-même, reste lui-même dans tous les contextes »707. L’origine de ce tempérament n’est pas toujours pensée par les acteurs : il serait un « don de la nature ». Parfois, les proches expliquent que leur caractère s’est construit au cours des précédentes épreuves de leur vie : maladie, divorce, etc. Pour d’autres, il s’est forgé à partir d’un modèle de référence, d’un « autrui significatif »708 dont l’individu a su s’enrichir. Dans tous les cas, le soi n’apparaît pas ici « forgé par l’épreuve », mais il est présenté comme une force inhérente qui rend apte à résister aux épreuves.

Selon les acteurs, deux ressources personnelles leur permettent de supporter l’épreuve : un « caractère de battant(e) » et une « philosophie de vie ».

Les proches sont nombreux à soutenir qu’ils ont toujours possédé une force les aidant à faire face aux épreuves. L’évocation d’un tempérament de battant(e) leur permet de présenter une image de soi valorisé et valorisante puisqu’ils n’apparaissent pas alors comme vulnérables. Leur force peut également résider dans une capacité de dérision. Pour France par exemple, l’humour est un atout indispensable.

‘On m’a toujours dit que j’avais trop de caractère dans ma famille, on me l’a longtemps reproché. Mais bon sans ça, je ne serais plus là, c’est ma force.(…) J’ai quelque chose qui m’a aussi toujours sauvée dans ma vie, dans mes événements non similaires mais durs, c’est l’humour, je ris beaucoup et je ris beaucoup de moi. L’humour m’a sauvée pendant ma maladie et là il me sauve là plus que tout. [France, 46 ans, sœur d’un détenu écroué en MA, prévenu, 6e mois.]
Je crois que ma force réside dans mon caractère, j’ai toujours grandi avec des garçons et ça forge le caractère et puis j’ai eu le modèle de mon père qui a vraiment été un modèle pour moi. Mon père qui n’avait plus qu’une jambe a toujours eu beaucoup de courage et jamais il ne m’a donné l’impression d’avoir des problèmes et donc pour moi il a été un exemple et ça c’est important aujourd’hui. [Bernadette, 68 ans, mère d’un détenu écroué en MA, prévenu, 6e mois.]’

Les proches mettent également en avant leur aptitude à « prendre la vie du bon côté » malgré les épreuves imposées. Leurs propos s’apparentent véritablement à une philosophie de vie qui les caractériserait en propre.

‘Il faut mieux vivre en se disant que le futur sera mieux, sinon ce n’est pas la peine, autant baisser les bras et puis se mettre dans une réelle dépression. Non, moi je me réveille le matin et je me dis que demain cela ira mieux. [Carlos, 25 ans, fils d’un détenu écroué en MA, prévenu, 7e mois.]’

Si l’optimisme « de nature » constitue la philosophie de vie de certains, elle repose pour d’autres sur leur capacité à relativiser en comparant leur expérience avec d’autres situations présentées comme plus douloureuses.

‘Cela tient beaucoup du caractère et en fait le caractère, il y est pour beaucoup parce que moi je ne m’apitoie pas sur mon sort, moi je me dis il y a toujours pire. Il y a des gens qui ont des problèmes de santé, moi je trouve ça pire, nous on a un toit, on n’a pas beaucoup d’argent mais je veux dire on s’en sort toujours, les pâtes, c’est très bon… Les gens se plaignent, ils ne se contentent pas de ce qu’ils ont et moi je trouve qu’il faut être battant, il faut être battant de toute façon et moi je ne suis pas pour m’apitoyer sur mon sort. Ma mère me disait « il y a toujours mieux » mais moi je dis qu’il y a toujours pire, de toute façon, on ne peut rien y faire. [Patricia, 38 ans, épouse d’un détenu écroué en MA, prévenu, 15e mois.]’

Les proches évoquent la souffrance des personnes malades, sans domicile ou relatent par exemple le sort d’individu vivant la guerre ou la famine. Si ces situations paraissent plus insupportables, les acteurs soulignent également la dimension temporaire de l’épreuve endurée face à des situations présentées comme intemporelles ou irréversibles. Ainsi, l’expérience carcérale élargie est souvent « préférée » au vécu d’un décès, même si certains assimilent le temps du choc et la brutalité de la séparation à l’épreuve du deuil.

‘Il y a deux mois j’étais super pas bien. La période de choc, elle a duré un mois. Après on se met dans la tête qu’il n’est plus là, qu’il est incarcéré, qu’il faut aller le voir trois fois par semaine. Il y a deux mois, quand je sortais du parloir, je sortais en pleurant, je sortais toujours en larmes. Maintenant, je me dis que c’est la vie, c’est comme ça. Il vaut mieux qu’il soit incarcéré qu’il soit mort. [Aïcha, 22 ans, compagne d’un détenu écroué en MA, prévenu, 6e mois.]
Je me rassure en me disant que cela aurait pu être pire, il aurait pu avoir un accident ou être mort même, il est là, bon j’espère que cela ne sera pas pour longtemps. [Julie, 22 ans, compagne d’un détenu écroué en MA, prévenu, 6e mois.]
Je relativise un petit peu. Je me dis ce n’est pas catastrophique quand on pense à ceux qui sont décédés, à leur famille, à leurs enfants. Il y a plein de gens qui vivent des choses bien plus difficiles. [Jeanne, 58 ans, mère d’un détenu écroué en MA, prévenu, 3e mois.]’

En faisant référence à leur aptitude à relativiser, les proches se valorisent en se présentant comme des personnes attentives aux autres qui possèdent une forte capacité d’abnégation, loin d’être des individus égocentriques et plaintifs.

Notes
705.

MARTUCCELLI D., Forgé par l’épreuve. L’individu dans la France contemporaine, Paris, Armand Colin, 2006, p. 335.

706.

Ibid., p. 334.

707.

Ibid.

708.

MEAD G.H., 1963 (1934), op. cit.