Chapitre 6
Typologie des expériences carcérales élargies

L’idéal-type s’est imposé comme l’outil analytique et conceptuel le plus pertinent pour analyser la pluralité des manières de vivre l’expérience carcérale élargie. Avant de présenter les trois idéaux-types d’expérience construits, il convient de rendre compte de la démarche ayant permis leur élaboration. Trois axes ont été retenus pour constituer l’analyse typologique : le rapport au stigmate, le rapport à l’institution carcérale et le rapport à l’expérience biographique.

Le rapport des acteurs au stigmate est le premier axe structurant les idéaux-types. Si l’expérience carcérale élargie inscrit les proches dans un statut disqualifié, ils ne gèrent pas le stigmate de manière identique. A l’instar de S. Paugam dans ses travaux sur la pauvreté, nous analysons le rapport des individus au statut de proche de détenu. Centrée sur leurs identités personnelles, c’est-à-dire sur « les sentiments subjectifs de leur propre situation »712, nous étudierons comment les individus vivent ce statut, l’acceptent ou le rejettent. Par là même, nous mettrons au jour les capacités des acteurs à prendre de la distance avec les catégories de jugements sociaux péjoratives auxquelles ils sont confrontés en observant que les proches « participent ainsi, au moins dans une certaine mesure, à la construction de leur identité sociale et personnelle »713. Le rapport différentiel au stigmate interroge les dynamiques identitaires ayant cours au fil de l’expérience carcérale élargie, c’est-à-dire qu’il s’agit de se demander si « l’identité sociale » atteint « l’identité pour soi » puisque, « grâce à cette identité pour soi, nous pouvons analyser ce que l’individu ressent à l’égard de son stigmate et ce qu’il en fait »714. L’identité pour soi peut être associée à la notion d’autoperception715 définie par M. Pollak. Nos analyses rejoignent alors l’idée de C. Dubar, qui reprend le travail d’E. Goffman : « on peut toujours, en effet, accepter ou refuser les identités que l’on vous attribue. On peut s’identifier soi-même autrement que ne le font les autres.»716. Ainsi, notre propos consiste à identifier si l’expérience carcérale élargie constitue un « moment critique »717, ou « phase de transition identitaire»718, pour les proches. Selon A. Strauss, ces moments sont des « périodes critiques qui, lorsqu'elles surviennent, obligent à reconnaître que « je ne suis plus le même qu'avant » »719. En ce qui concerne notre recherche, il apparaît que si tous les acteurs entament un travail de réflexivité sur soi, ils ne s’inscrivent pas nécessairement dans un changement identitaire. Si certains attestent de la poursuite de leur identité pour soi, d’autres soulignent à l’inverse la cassure identitaire générée par l’incarcération de leur proche. Par ailleurs, si certains parlent d’une destruction, d’autres voient dans cette épreuve une source de valorisation de soi. Ainsi, si une identité est collectivement attribuée aux proches de détenus, il est nécessaire d’adopter le pluriel pour rendre compte des identités assumées ou visées par ceux-ci puisque s’observent des profils identitaires distincts et des vécus de l’expérience différenciés.

Deux niveaux de gestion du stigmate seront mis au jour. D’une part, il s’agit d’étudier comment les proches gèrent le stigmate par rapport à leur entourage. Nous verrons ainsi que le rapport entretenu au stigmate influe sur la manière dont les enquêtés manient l’information personnelle que représente le fait d’avoir un proche en prison. Si l’attitude générale consiste à divulguer cette donnée sur soi avec précaution, nous constatons selon les idéaux-types une proportion plus importante de personnes qui s’attachent à la garder secrète ou de celles qui la révèlent avec plus d’aisance. D’autre part, il s’agit de rendre compte de la manière dont les acteurs gèrent le stigmate par rapport aux autres proches de détenus en observant s’ils acceptent ou non de s’aligner au groupe stigmatisé auquel ils sont associés.

Le rapport des acteurs à l’institution carcérale constitue le second axe sur lequel s’est construit la typologie des expériences carcérales élargies. Les idéaux-types rendent compte des réactions distinctes des proches face aux règles institutionnelles. Devant une situation jugée indigne et irrespectueuse, deux attitudes se distinguent : la revendication, autrement dit la « voice »720 et l’obéissance. Celle-ci s’appuie sur des justifications diverses : elle peut être « loyale »721 : les acteurs suivent le règlement comme toute autre règle sociale; elle peut-être tactique dans la mesure où les proches ont constaté que la poursuite du règlement leur permettait de bénéficier de menus privilèges ; enfin l’obéissance peut être « apathique »722 c'est-à-dire résignée et craintive.

Enfin, la typologie s’est élaborée à partir du rapport à l’expérience biographique. En effet, la typologie s’attache à observer la « mise en intrigue » de l’événement que représente l’incarcération d’un proche en suivant une « approche émique au sens où l’analyse porte sur la façon dont les acteurs procèdent à l’interprétation de leur parcours et construisent le sens de leur expérience »723. Ainsi, la typologie veut rendre compte de la manière dont cette expérience s’inscrit dans leur parcours de vie en analysant la narration qu’ils proposent de cet événement. Pour cela, nous suivons la thèse de V. Hélardot selon laquelle « le processus de mise en intrigue (…) se déploie dans deux directions : en amont de l’événement, afin d’en identifier les causes, d’en réduire l’aspect aléatoire et irrationnel en les inscrivant dans un faisceau d’explications élaborées après coup ; et en aval dans une réappropriation de l’événement par son intégration dans l’histoire personnelle »724. Pour cela, les types d’expériences carcérales élargies différencient les expériences où l’incarcération rompt la continuité de l’histoire de vie des proches de celle où, à l’inverse, elle s’inscrit dans sa continuité. Si cette expérience est vécue comme une rupture, nous observerons si les acteurs sont capables de lui donner du sens.

A partir de ces trois axes, trois idéaux-types d’expérience carcérale élargie ont été construits : l’expérience carcérale élargie dévastatrice, l’expérience carcérale élargie retournée, l’expérience carcérale élargie combative. Chaque type se fonde sur des entretiens pivots représentant des figures paroxystiques des manières de vivre l’expérience carcérale élargie. Si certains entretiens sont des « exemplifications pures »725, d’autres récits se situent à la croisée des idéaux-types définis combinant plusieurs de leurs spécificités : les types sont des utopies issues d’une « construction à la limite »726 s’observant rarement en tant que tels dans la réalité sociale.

Nous présenterons d’abord l’expérience carcérale élargie dévastatrice car elle caractérise souvent les premiers temps de l’épreuve. L’expérience est qualifiée de dévastatrice dans la mesure où aucune distanciation n’est établie avec le stigmate associé au statut de proche de détenu qui brise l’identité. Les acteurs qui se rapprochent d’une telle expérience ne proposent pas de rationalisation permettant de tirer profit de l’épreuve perçue comme uniquement destructrice. Leurs rapports à l’institution pénitentiaire se caractérisent par une obéissance apathique (I). Puis, nous exposerons les deux autres idéal-type d’expérience vers lesquels les acteurs peuvent tendre au fil du temps. Nous analyserons l’expérience carcérale élargie retournée où les proches parviennent à mettre en sens l’expérience. Si elle engendre une rupture, elle est souvent valorisée par les acteurs qui reconstruisent à partir d’elle. Face à l’institution, leur comportement relève de l’obéissance loyale ou tactique (II). Enfin, le troisième idéal-type d’expérience carcérale élargie rend compte de l’expérience d’enquêtés assumant leur statut de proches de détenus. Ils ne sont pas atteints par le stigmate entachant leur identité pour autrui et cette expérience s’inscrit dans la continuité de leur histoire de vie. Leur attitude peut être qualifiée de militante : la détention devient une cause et ils font entendre leur voix quand ils sont insatisfaits de la manière dont ils sont traités par l’administration pénitentiaire. Ils sont actifs et combatifs. Signalons dès à présent que cette expérience est la moins fréquente. Par ailleurs, les acteurs s’approchant d’une telle expérience sont souvent inscrits depuis plusieurs mois ou années dans cette expérience et leur proche détenu souvent condamné à une peine longue. (III).

Pour chaque type, nous préciserons les caractéristiques des proches afin de révéler les variables qui rentrent en action pour expliquer la manière dont est vécue l’expérience. Dans notre travail, quatre facteurs expliquent qu’un individu a plus de probabilité de vivre l’expérience carcérale élargie selon le premier, le second ou le troisième type défini : la prévisibilité de l’incarcération, le regard porté sur la culpabilité de son proche, le milieu social d’appartenance et enfin, le temps depuis lequel l’expérience est vécue.

La prévisibilité de l’incarcération constitue un premier aspect déterminant. Il permet de distinguer si cette expérience est vécue comme un drame ou comme une tragédie ; ces modalités de narration sont empruntées aux travaux d’I. Théry sur le divorce. La trame de récit de l’incarcération, comme celle du divorce, peut pendre une tournure dramatique dans le sens où elle est inattendue, brutale. Le drame brise l’enchaînement du temps et « souligne le caractère non inéluctable des conséquences »727. L’incarcération est alors présentée « comme un coup de tonnerre dans le ciel serein »728 de sa vie quotidienne. Les discours relevant de la tragédie rapportent que l’incarcération était redoutée comme la conséquence de dérives passées. Cependant, les structures narratives mettant en sens le récit de l’expérience ne sont pas toujours si différenciés, les discours pouvant s’inscrire dans le registre du drame autant que dans celui de la tragédie. L’expérience apparaît également différente selon qu’elle a été « choisie » ou non. Les compagnes ou épouses ayant rencontré leur compagnon alors qu’il était déjà incarcéré soutiennent que leur vécu se distingue de la situation vécue par les autres compagnes et proches de détenus. De plus, lorsque l’incarcération s’inscrit dans le cadre d’un engagement politique plus vaste et/ou que le proche était informé de la situation, l’expérience se singularise sur certains aspects. Cependant, pour être opérant, ce facteur doit être croisé avec le rapport des proches à la culpabilité du détenu et avec leur milieu social et géographique d’appartenance.

Le rapport que les proches entretiennent à la responsabilité du détenu dans l’acte qui lui est reproché ou pour lequel il a été condamné, constitue une seconde variable à considérer. Moins que la nature du délit ou sa gravité, c’est la manière dont le proche reconnaît ou non la culpabilité du détenu qui explique en partie les divergences dans les manières de vivre l’expérience carcérale élargie. Cependant, une fois de plus, il est nécessaire de tenir ensemble rapport au délit et milieu social d’appartenance.

Le milieu social d’appartenance représente le troisième facteur explicatif du vécu de cette situation qui apparaît d’autant plus stigmatisante que les proches appartiennent à un milieu social et familial dans lequel ils sont les seuls à vivre cette situation. Cette association entre stigmate et environnement social se retrouve notamment dans les études de S. Paugam729 ou dans les travaux d’O. Schwartz, celui-ci écrivant : « la massification du chômage et l’universalisation du risque a au moins la vertu d’entraîner une certaine déstigmatisation de celui-ci »730. A notre tour, nous constatons que l’expérience carcérale élargie est d’autant moins stigmatisante qu’elle est vécue par des acteurs vivant dans un quartier ou une famille dans laquelle plusieurs personnes ont connu ou connaissent cette situation. Autrement dit, le poids du stigmate se fait d’autant plus ressentir que les proches sont dans une situation sociale dans laquelle ils sont les seuls à vivre cette expérience. Plus ils appartiennent à un milieu social défavorisé, plus est grande la probabilité qu’ils connaissent des personnes ayant connu la prison, moins cette situation apparaît stigmatisante. Inversement, plus ils appartiennent à un milieu social favorisé, plus il est rare qu’ils rencontrent des personnes de leur entourage confrontées à cette situation, plus l’expérience apparaît stigmatisante et honteuse. Si ces thèses se confirment très souvent, elles doivent cependant être nuancées. Les personnes appartenant à un milieu favorisé dans lequel elles sont rares à vivre cette situation peuvent parvenir à se dégager d’une identité stigmatisée en soutenant l’innocence de leur proche et en faisant adhérer leur entourage à la thèse d’une erreur judiciaire. Dans ce cas, les personnes se présentent comme des victimes d’un système injuste et parviennent à rallier leur réseau de sociabilité à leur cause. Par ailleurs, la faible stigmatisation de l’épreuve dans un environnement social ou géographique ne la rend pas toujours moins dévastatrice. En effet, certains enquêtés, souvent des mères, appartenant à un milieu social plus défavorisé dans lequel de nombreuses personnes sont concernées par l’incarcération d’un proche révèle qu’ils tentaient depuis de longues années de construire une vie leur permettant de se détacher d’un stigmate de quartier ou d’un stigmate racial selon lesquels la prison fait partie intégrante de la vie des gens « de ce quartier » ou « de telle origine ». Quand l’incarcération survient, ils souffrent de ne pas être parvenus à lutter contre ce qu’ils présentent comme l’histoire collective propre au quartier ou aux personnes « issues de l’immigration », et tendent alors à éprouver une expérience carcérale élargie dévastatrice.

Enfin, moins que le temps de la peine, le temps depuis lequel les proches sont inscrits dans cette expérience est déterminant pour rendre compte de la diversité des expériences carcérales élargies. La typologie doit être appréhendée comme dynamique.

Ainsi, la prévisibilité de l’expérience, le rapport des proches au délit ou crime commis par le détenu, leur appartenance géographique et sociale et le temps depuis lequel ils éprouvent cette situation constituent les quatre variables donnant sens à l’analyse typologique. Cependant, ces facteurs ne doivent pas être considérés les uns indépendamment des autres puisque le plus souvent ce sont leur combinaison qui permet de comprendre qu’un individu a plus de probabilité de vivre l’expérience selon le premier, le second ou le troisième type défini. Par ailleurs, si ces quatre variables sont déterminantes, cela signifie que d’autres ne sont pas apparues comme décisives de la manière dont les acteurs éprouvent l’expérience carcérale élargie. Par exemple, l’âge ou la nature du lien entretenu avec le détenu ne se sont pas avérés être des éléments caractéristiques pour rendre compte du vécu cette situation.

Notes
712.

PAUGAM S., 2002 (1991), op. cit., p. 17.

713.

Ibid., p. 29.

714.

GOFFMAN E., 1975 (1963), op. cit., p. 127.

715.

POLLAK M., 2000, op. cit., p. 276. Selon M. Pollak, l’autoperception est « l’image de soi pour soi ». Elle se distingue de l’hétéroperception conçue comme l’image « qui lui est renvoyée par les autres » et de la notion de représentation qui renvoie à l’image que l’individu donne à autrui.

716.

DUBAR C., 2003, op. cit., p. 4.

717.

STRAUSS A., 1992a, op. cit.

718.

DUBAR C., 2003, op. cit.

719.

STRAUSS A., 1992a, op. cit., p. 99.

720.

HIRSCHMAN A. O., Défection et prise de parole, Paris, Fayard, 1995 (1970). (Ouvrage précédemment paru sous le titre : Face au déclin des entreprises et des institutions, Paris, Economie et humanisme, Editions ouvrières, 1972) ; BAJOIT G., « Exit, voice, loyalty…and apathy. Les réactions individuelles au mécontentement », Revue française de sociologie, n°29,1988, pp. 325-345.

721.

HIRSCHMAN A. O., 1995 (1970), op. cit. ; BAJOIT G., 1988, op. cit.

722.

BAJOIT G., 1988, op. cit.

723.

HELARDOT V., « Parcours professionnels et histoires de santé : une analyse sous l’angle des bifurcations », Cahiers internationaux de sociologie, vol. CXX, 2006, p. 62.

724.

Ibid., p. 73.

725.

CHANTRAINE G., 2004, op. cit., p. 16.

726.

SCHNAPPER D., 1999, op. cit., p. 24.

727.

THERY I., 1993, op. cit., p. 302.

728.

THERY I., 1993, op. cit., p. 290.

729.

PAUGAM S., 2005, op. cit. S. Paugam distingue la pauvreté intégrée de la pauvreté marginale suivant l’hypothèse qu’être pauvre dans un pays lui-même très pauvre n’a pas la même signification qu’être pauvre dans un pays prospère. La pauvreté intégrée est vécue dans des sociétés où les pauvres sont très nombreux et restent largement insérés dans des réseaux sociaux et familiaux. Dans ce contexte, les pauvres sont peu stigmatisés. Cette expérience caractérise les sociétés traditionnelles, pré-industrielles, mais aussi les pays en voie de développement, où la pauvreté concerne une partie importante de la population. La pauvreté marginale, à l’inverse, se développe principalement dans les sociétés industrielles avancées et en expansion. Elle renvoie à la situation de pays où les pauvres sont peu nombreux et perçus comme inaptes à participer à la société. En effet, lorsque le travail est la norme et fonde les identités sociales, l’absence de travail est une expérience difficile qui est vécue comme une situation d’inexistence sociale. Par conséquent, les pauvres sont exclus et largement stigmatisés.

730.

SCHWARTZ O., 1990a, op. cit., p. 82.

O. Schwartz observe que la fréquence des acteurs vivant une situation a un effet d’atténuation de son caractère stigmatisant : « S’il est un effet secondaire « positif » d’une telle dégradation c’est qu’elle aboutit à faire du chômage une situation normale. Au lieu de faire des déviants et des coupables, elle réintégre les chômeurs dans le paysage social quotidien. Quand le non-travail atteint un tel degré de massification et qu’il est vécu comme une menace concernant tout le monde, il n’est plus possible de le stigmatiser. Cela ne veut certes pas dire que les chômeurs échappent à un sentiment latent de culpabilité mais tel n’est pas le cas de tous et dans la cité des Ilots ils ne font pas figure d’exclus » Ibid, p. 82.