1.1. Honte et cassure identitaire

La honte caractérise l’expérience carcérale élargie dévastatrice, les acteurs ne parvenant pas à mettre à distance les stéréotypes dépréciatifs associés à leur nouveau statut.

‘Chaque fois que je vais au parloir, chaque fois que je vais le voir quand je vois ces murs, ces barbelés, c’est l’angoisse et il y a la honte aussi, la honte, j’ai honte, je ne sais pas pourquoi, j’ai honte, je n’ai pas à avoir honte mais n’empêche que j’ai honte, voilà. Honte d’être là bas, honte d’avoir mon frère qui est là, je ne sais pas, et pourtant dans ma tête je me dis que je n’ai pas à avoir honte, j’en suis convaincue mais j’ai honte parce que chez nous, les gens qui font des bêtises, ce sont des voleurs, ce sont des mauvais. J’ai toujours cette honte, cette honte d’avoir un frère qui en est là. [Eléonore, 42 ans, sœur d’un détenu écroué en MC, 15 ans, 8e année.]
Pour moi, c’est la honte, c’est une humiliation. Comme je lui ai dit « la honte de ma vie et ben c’est toi qui me l’a faite ». Des fois même dans la rue j’ai trop honte. Je ne veux pas que mes copains sachent, c’est la honte pour moi. [Julie, 22 ans, compagne d’un détenu écroué en MA, prévenu, 6e mois.] ’

La honte est le fruit et le révélateur des ruptures identitaires vécues. Nous rejoignons ici V. Gaulejac : « Le sentiment de honte s’installe lorsque l’identité profonde de l’individu est altérée. (…) Les repères habituels qui permettent de se situer par rapport aux autres et à soi-même sont fragilisés ou détruits.»731. Les évolutions de leur identité personnelle et sociale s’apparentent toujours à une cassure où « apparaît alors un conflit de représentation de soi qui provoque le doute sur son identité »732. L’incarcération engendre des « conversions identitaires douloureuses »733 pour ces proches qui ne parviennent pas à mettre en place des processus de compensation, à trouver des statuts de substitution, une rationalisation de l’expérience.

‘Toute la préparation de l’instruction, ça été une horreur parce qu’on vous interpelle, on vous demande des témoignages, vous entendez les témoignages de la partie adverse qui sont horribles. C’est vrai que toute la préparation du dossier, cela vous casse à l’intérieur parce que c’est vrai qu’on est pas très jeune, moi j’ai 69 ans, on avait une famille j’allais dire normale et là, on est cassé. [Philippe, 69 ans, père d’un détenu écroué en MC, 25 ans, 5e année.]
Vous savez j’ai 70 ans, mon mari a 71 ans, c’est un monde que nous ne connaissions pas, que nous avons rencontré il y a 3 mois et par conséquence, on ne savait pas, on ne savait pas. Pour moi, le France c’était un pays de droit, oh je ne dis pas qu’il est maltraité, ce n’est pas l’Iran, ce n’est pas l’Irak, c’est même pas Guantanamo mais je trouve que c’est une machine à broyer, c’est une machine à broyer (larmes), à broyer les gens qui sont dedans et à broyer les gens qui sont dehors. [Perrine, 70 ans, mère d’un détenu écroué en MA, prévenu, 3e mois.] ’

Leur identité se brise et tous affirment avoir perdu leur joie de vivre.

‘C’est vrai que moi j’ai beaucoup changé, je suis devenu très méfiante, ça m’a vraiment fait changer de regard sur les choses. Je suis maintenant beaucoup plus prudente, je fais moins confiance, je ne fais plus confiance. Vous savez, je crois que tout le monde qui rentre en prison, visiteur, famille, détenu, on n’en sort jamais pareil. Moi vraiment, je suis beaucoup plus méfiante et oui je suis une autre personne. Ça casse une vie, c’est difficile, vraiment difficile. [Valérie, 50 ans, mère d’un détenu écroué en MC, 15 ans, 8e année.]’

Si leur représentation d’eux-mêmes s’est largement transformée, cette expérience a aussi redéfini leur perception de la justice et plus globalement de la société. L’évolution de leurs modalités de perception de soi-même et du monde environnant participe de la honte ressentie : « la honte est provoquée par des expériences qui mettent en question nos préoccupations sur nous-mêmes, et nous obligent à observer en même temps nous-même et la société »734. Ainsi, pour beaucoup, cette épreuve a complètement modifié le regard qu’ils portent sur la société. Les proches ont souvent un fort sentiment d’injustice sociale et de discrimination, le détenu étant victime selon certains de racisme.

‘Et puis moi j’ai un autre regard, même pas que par rapport à mon mari mais j’ai un autre regard sur la vie en général. J’ai un autre regard sur la vie, complètement. Sur tout, sur la vie, sur la société, sur tout. Je me suis remise en question, on se remet toujours en question, je remets tout en question, moi-même je me remets en question alors que je n’ai rien fait. Ben je me dis quand même, c’est le comble, je n’ai rien fait, je n’ai jamais rien demandé et je peux te dire si avant de vivre, on m’avait dit « tu vivras ça au cours de ta vie », j’aurai demandé à ne pas naître, je n’aurai pas voulu naître, j’aurai préféré ne pas naître. [Violaine, 25 ans, épouse d’un détenu écroué en MA, prévenu, 5e mois.]’

Violaine ajoute par la suite :

‘Son avocat m’a dit qu’il n’avait jamais vu ça quelqu’un rester aussi longtemps en prison juste pour un vol. Certes il est coupable mais il y a quand même un abus certain, c’est pas possible, déjà cinq mois. Lui, il me raconte, il parle avec des gens qui ont fait des tentatives d’homicide donc qui aurait pu être un homicide, qui sont sortis au bout de trois mois. Alors quand tu arrives à comparer à chaque fois, telle peine tel délit, là tu te rends compte qu’il y a des failles dans ce système, il y en a beaucoup des failles, beaucoup d’injustice, de discrimination. Mais moi je n’y croyais pas au début. Je connais une affaire d’association de malfaiteurs, grand banditisme, recel de matériel informatique, un butin de je ne sais combien et bien il est sorti là et il a même écrit à mon mari, ne t’inquiète pas, je suis là… mais bon lui il s’appelle Serge aussi. Au début je n’y croyais pas, je t’assure que je n’y croyais pas, je n’y croyais pas. Pour moi, on était tous égaux en France mais maintenant je m’en rends compte que non. Et puis les flics, ils arrêtent toujours les mêmes, alors à la fin ils cataloguent tout le monde : un Rachid ou un Mohammed c’est la même chose. Je te jure qu’au début je ne le croyais pas, maintenant je le crois. Franchement, cela fait neuf ans qu’on est ensemble, on se connaît depuis qu’on est môme et je n’ai jamais ressenti le racisme et là, je peux te dire qu’au commissariat je l’ai senti, franchement, j’ai halluciné. Je ne me souviens pas exactement ce qu’ils m’ont dit, ils ont pris un terme, un truc très péjoratif, insultant à la fois l’origine, la race de mon mari et puis l’acte aussi, ils ont un peu fait le mélange. Un voleur et puis en plus un maghrébin, pour eux c’est bon maghrébin égale voleur, voleur égale maghrébin. Je me suis rendu compte du racisme en France en étant au commissariat. [Violaine, 25 ans, épouse d’un détenu écroué en MA, prévenu, 5e mois.]’

Fatou exprime le même sentiment de discrimination selon lequel il serait mal vu en France que des personnes issues de l’immigration « réussissent » selon ses termes. Son mari, accusé de détournement de fond dans l’entreprise qu’il a créé, serait innocent et son arrestation se justifierait essentiellement en raison de ses origines maghrébines.

‘De toute façon il y a de l’injustice dans ce pays. C’est pour ça que c’est un dégoût, il en ressort un dégoût, il en ressort un dégoût. Pour nous, c’est de l’injustice, c’est de l’injustice, c’est de l’injustice. Les policiers qui sont venus, c’est comme s’ils nous reprochaient d’avoir de la vaisselle, d’avoir ça… parce qu’on est maghrébins on ne pourrait pas avoir de vaisselle ? Mais je vous assure, à notre mariage on a été vraiment gâté, on a fait un grand mariage et la famille nous a offert beaucoup de sous et beaucoup de vaisselle et cela fait qu’il y a encore de la vaisselle que je n’ai pas ouverte du mariage… alors « pourquoi vous avez ça ? Pourquoi ça ? Vous avez un téléphone fax, pourquoi ? », il fallait tout justifier, tout justifier, « ah ben dis donc, vous avez de beaux meubles ». Des reproches et c’était tout juste pourquoi on habite dans une maison. Quand ils m’ont auditionné, c’était toujours les mêmes questions « pourquoi vous avez ça, pourquoi vous avez ça », parce qu’on a une maison, on essaye de s’en sortir, notre maison c’est un crédit… c’est à la limite si on ne devait pas habiter dans un studio pour qu’il soit satisfait mais moi je suis désolée on veut se battre, on veut laisser des choses à notre fille, cette maison on la paye à crédit et on travaille tous les deux. [Fatou, 30 ans, épouse d’un détenu écroué en MA, prévenu, 4e mois.]’

Le changement de regard sur la société et l’atteinte identitaire ressentie découlent et génèrent un sentiment de chute.

Notes
731.

GAULEJAC V. (de), 1996, op. cit., p. 129.

732.

ROY S., « Itinérance et non reconnaissance: le rapport social à l’action », in PAYET J.P., BATTEGAY A., La reconnaissance à l’épreuve. Explorations socio-antropologiques, Paris, Presses Universitaires du Septentrion, 2008, p. 205.

733.

CHANTRAINE G., 2004, op. cit., p. 133.

734.

AMATI S., « Récupérer la honte », in PUGET J., KAES R., VIGNON M., RICON, Violence d’Etat et psychanalyse, Paris, Dunod, 1983, p. 118.