1.2. Chute, turning-point et isolement social

Les proches éprouvant l’expérience carcérale élargie suivant cette première modalité souffrent de disqualification sociale. Ce concept désigne le processus concret et intériorisé de déclassement entraînant un repli sur soi et des ruptures de liens. Faire l'apprentissage de la disqualification sociale, c'est éprouver une infériorité sociale liée à une crise de statut. L’expérience carcérale élargie est pour ces acteurs une situation de chute : « La chute a sociologiquement une signification biendéfinie : elle est le sentiment éprouvé à la suite d'un changement de position sociale, dese trouver dans un état inférieur et indigne »735. L’image de la chute a été reprise par G. Chantraine736 pour analyser le parcours de certains détenus et apparaît très éclairante pour rendre compte de l’expérience dévastatrice

Pour les acteurs qui s’approchent de cette expérience, la chute s’accompagne d’une impossibilité de s’inscrire dans une continuité temporelle, leur vie est scindée entre un avant et un après selon leurs propres termes. L’idée d’une scission marquée par l’évènement « incarcération » rend pertinent l’usage de la notion de turning-point ou plus précisément de bifurcation. Les bifurcations sont définies comme « un changement important et brutal dans l’orientation de la trajectoire, dont, à la fois le moment et l’issue étaient imprévisibles pour l’acteur »737. La mise en détention représente une rupture dans leur parcours de vie dont la mise en cohérence devient complexe. Cette épreuve tend également à se répandre sur d’autres dimensions de leur vie sociale.

‘En fait, c’est toute ma vie qui a pris… Je n’ai jamais été séparée de lui. Du jour au lendemain, je me suis retrouvée en arrêt de travail puis licenciée, en dépression, sans mon mari et avec la police sur le dos. Alors qu’on était des gens tout à fait normaux comme tout le monde, on avait une vie vraiment belle, c’était vraiment une très belle vie, on était très bien et tout d’un coup, comme ça, c’est le jour et la nuit. [Violaine, 25 ans, épouse d’un détenu écroué en MA, prévenu, 5e mois.]
C’est un tremblement de terre pour une famille… tout s’écroule. Je crois qu’après la mort et la maladie très grave c’est en troisième position de ce qui peut arriver de plus dramatique. Vous savez l’expression qu’on entend souvent « ma vie a basculé », ben jusqu’à présent c’était une expression à la mode mais maintenant, je sais vraiment ce que cela veut dire. [Perrine, 70 ans, mère d’un détenu écroué en MA, prévenu, 3e mois.] ’

Tous estiment que cette expérience laissera des traces. Pour les acteurs, les conséquences de cet événement sont irréversibles même s’ils ne parviennent pas véritablement à les évaluer : « Nous faisons l'expérience de la discontinuité quand nous nous aper­cevons qu'un changement est intervenu dans un état de réalité qui nous concerne, qu'elle soit interne ou externe, ou bien quand il s'est produit un événement qui permet de distinguer un avant et un après, quelque chose auquel nous nous référons en disant « à partir de maintenant » ou « à partir de ce jour » »738. Ainsi, l’expérience constitue véritablement une cassure dans leur histoire et leur identité dont ils ne connaissent pas l’issue et sur lesquelles ils ne parviennent plus à bâtir des perspectives de vie à venir.

Leur vie bascule d’autant plus qu’ils rencontrent un fort isolement social. Les sentiments de honte et de chute, leurs blessures identitaires, la crainte du rejet d’autrui incitent ces acteurs à dissimuler cette information personnelle.

‘Je sais que moi je n’en parle pas beaucoup, on a honte quelque part. On veut le cacher. On a honte. Moi je ne le dis vraiment qu’à peu de personnes. De toute façon, j’ai des anciens collègues qui téléphonent de temps en temps je ne le dis pas. Il y a vraiment très, très peu de personnes, même dans mes amis qui sont au courant. J’ai honte. J’ai honte que mon fils soit en maison d’arrêt. [Jeanne, 58 ans, mère d’un détenu écroué en MA, prévenu, 3e mois.]’

L’incarcération de son proche doit à tout prix être tenue secrète de crainte que l’identité pour autrui se brise. Comme l’affirme E. Goffman, « si les autres se rendent compte qu’une représentation de soi a été contredite, alors la personne tend à être discréditée aux yeux des autres. Parvenir à garder le secret sur cette contradiction, c’est réussir à interdire à qui que ce soit, excepté à soi-même, de nous traiter comme un raté  »739. Pour cela, les proches s’efforcent constamment de « faire bonne figure »740 au cours des interactions sociales et ont fréquemment recours aux mensonges.

‘En fait, il y a plein de choses que l’on rejette dans la journée parce que c’est vrai que je me promène, je vois plein de gens « ça va ? Oui tout va bien, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes », les soucis ce sont les miens, pas ceux des autres et puis voilà. Du coup on garde, on garde. Mon courrier par exemple je ne le poste jamais à mon village, jamais à la poste de mon village, je le poste toujours ailleurs parce que les gens de la poste qui me connaissent, j’ai un peu honte, je n’ai pas envie que cela se sache… [Christine, 59 ans, mère d’un détenu écroué en MA, prévenu, 18e mois.]’

Eléonore dissimule l’incarcération de son frère à son mari.

‘Mon mari ne le sait pas parce qu’il ne comprendrait pas, il est d’une haute classe sociale. Je ne le dis pas et il n’est pas au courant, cela se sait juste entre moi et ma mère, et voilà mais mon mari ne le sait pas. Parce que déjà moi je suis sa seconde femme, il a divorcé et a deux enfants avant de se remarier avec moi et on a beaucoup de différence d’âge, on a 20 ans de différence d’âge et ses enfants ne m’aiment pas, ses enfants à lui qui ont presque mon âge et je ne voudrais pas que ce soit un prétexte pour faire éclater mon couple. Donc ils ne sont au courant de rien. Vous savez dans ce milieu bourgeois, ils sont très égoïstes, les gens qui ont des grands cœurs ils ne sont pas dans ce milieu bourgeois, ce sont des gens normaux et donc ils ne comprennent pas et ils jugent donc ce n’est pas la peine, ce n’est pas la peine. Il y a des choses cela ne sert à rien de leur en parler… [Eléonore, 42 ans, sœur d’un détenu écroué en MC, 15 ans, 8e année.]’

Par ailleurs, pour conserver le secret, ils se replient souvent sur eux-mêmes et quittent en partie la scène sociale. En effet, si ces acteurs font l’objet de logiques d’exclusion et de bannissement, ils sont fréquemment à l’initiative de leur isolement social craignant « d’être rejeté(s) par ceux dont l’estime et l’approbation représentent pour lui (eux) un enjeu à la fois pratique et effectif »741. Ils se retirent d’eux-mêmes des relations sociales entretenues habituellement anticipant les réactions d’autrui.

‘ça nous a isolé de notre fait (larmes). On n’a pas voulu, on n’a pas voulu raconter autour de nous que notre fils est en prison… On ne peut pas raconter. On ne voit plus personne, on a demandé aux gens de ne plus nous téléphoner, on ne reçoit plus et on accepte que peu d’invitations. [Perrine, 70 ans, mère d’un détenu écroué en MA, prévenu, 3e mois.]
Je ne parle à personne. Non, je suis vingt-quatre heures sur vingt-quatre toute seule. Cela ne regarde pas les gens. Ce que je vais entendre c’est « ils sont nourris, logés ; ils ont fait une bêtise, il faut qu’il la paye ». Alors moi, je dis mais non ils ne sont ni nourris, ni logés ; les chiens ne mangeraient pas la gamelle qu’on leur donne alors qu’on ne dise pas nourris. Et logés oui mais ils payent quand même leur frigo et la télé. Et puis, ma famille ils n’ont pas accepté parce que bon pour les assises ils font une enquête et donc ils ont été voir ma famille, ils sont allés les interroger… alors ils m’ont tous tourné le dos, tous. Ma famille m’a conseillé de le laisser, pour le punir ; comme je n’ai pas laissé mon fils, ben ma famille m’a répondu « bon ben tu ne viens plus à la maison. Tu te rends compte, la police est venue à la maison, tu te rends compte, c’est une honte pour les voisins, on ne veut plus te voir ». [Martine, 56 ans, mère d’un détenu écroué en MC, 13 ans, 10e année.]
Avec les gens dans le village, on évite de trop lier connaissance parce qu’il y en a qui aiment bien avoir des choses à raconter donc… Non et puis une personne a dit ça et puis cela va être transformé en je ne sais pas quoi, les gens ils entendent prison, ils se font tout de suite un film « ça y est il a tué quelqu’un, il est en prison, mais qu’est-ce qu’il a fait ?», ils vont tout de suite se monter un gros film et cela va finir « c’est un meurtrier en série ». Non mais c’est vrai, ils vont tout de suite faire ça donc c’est vrai que c’est… ben je n’ai pas envie d’expliquer à tout le monde ma situation, je veux dire c’est quand même personnel donc je ne parle pas trop aux gens. [Patricia, 38 ans, épouse d’un détenu écroué en MA, prévenu, 15e mois.]’

Ainsi, les proches ont intériorisé les jugements sociaux, dépréciatifs et accusatoires, portés sur leur situation et les partagent largement. Partant de là, ils ne parviennent pas à proposer une définition valorisante de la situation.

Notes
735.

LEDRUT R., Sociologie du chômage. Paris, PUF, 1966.

736.

Voir Chapitre 3. « La chute : ruptures, enfer, infamie » in CHANTRAINE G., 2004, op. cit., p. 133-158.

737.

BIDART C., « Crises, décisions et temporalités : autour des bifurcations biographiques », Cahiers internationaux de sociologie, vol. CXX, 2006, p. 31.

738.

TABBONI S., 2006, op. cit., p. 11.

739.

GOFFMAN E., 1989 (1969), op. cit., p. 290.

740.

GOFFMAN E., 1974 (1967), op. cit.

741.

BECKER H., 1985 (1963), op. cit., p. 90.