D’abord, les femmes ayant rencontré leur compagnon ou mari alors qu’il était déjà incarcéré tendent à éprouver l’expérience carcérale élargie combative. Si la rencontre avec le détenu est toujours présentée comme le fruit du hasard, elle s’inscrit en réalité très souvent dans le droit fil de leur histoire de vie. L’analyse révèle soit que ces compagnes ou épouses ont souvent vécu des histoires conjugales atypiques, leurs compagnons précédents étant aussi peu dans la « norme sociale de conformité »784 ; soit cette rencontre s’inscrit dans la continuité d’une vie militante, leur engagement s’étant exercé sur des thématiques différentes avant de se déployer autour de la problématique des prisons. L’intérêt pour l’univers carcéral prolonge et se substitue à un engagement syndical pour Odile ; au bénévolat envers des malades du sida pour Lalie. Pour ces « militants de toujours », l’incarcération constitue une nouvelle cause, la rencontre avec le détenu étant à l’origine ou le fruit d’une prise de conscience des conditions d’incarcération dans la société française. Odile, par exemple, a rencontré son compagnon en se rendant, « par hasard », à une manifestation publique qui avait lieu la veille du procès des « détenus de Clairvaux ». Elle récupère des tracts qui l’interpellent et décide d’assister à l’intégralité du procès. Quand il prend fin, elle écrit à l’un des condamnés qui n’avait pas de famille pour le soutenir. Très vite, une relation intime se noue, elle perdure depuis plus de dix sept ans.
‘Je travaillais à la sécu à l’époque et maintenant je suis à la retraite mais je m’occupais du syndicat mais c’est vrai que jamais je ne m’étais intéressée à la prison, la prison c’était loin de mes pensées et même après je me suis dit que j’aurais pu lire un peu mieux ne serait-ce que les journaux pour m’informer un peu mieux. Et donc j’ai un collègue qui avait vu qu’il y avait le procès des gens de la prison de Clairvaux et on en avait discuté à la sécu et quand bon ce collègue connaissait des gens qui faisaient partie d’une association en lien avec les prisons et il m’avait dit de venir au procès de ces gens mais vraiment j’y suis allée tout à fait par hasard. Il y avait une manifestation publique la veille du procès où je suis allée et ils ont donné des prospectus, des tracts d’informations et donc là, moi je n’en revenais pas quoi. Déjà moi, les quartiers d’isolement, je croyais que cela n’existait plus… je confondais avec le QHS785. Donc par les médias j’avais entendu parler des QHS mais bon je ne connaissais pas plus que ça donc moi j’étais persuadée que cela n’existait pas et quand j’ai su ça je me suis dit que je m’intéressais depuis toujours aux droits de l’homme et à leur absence un peu partout et à 40 km de chez nous il y a ça, des conditions de vie très loin des droits de l’homme et c’est ça qui m’a fait m’intéresser aux prisons. [Odile, 60 ans, compagne d’un détenu écroué en MC, perpétuité, 22e année, en couple depuis 17 ans.]’L’incarcération peut prendre place et sens dans le cadre d’un militantisme politique, les proches de « détenu politique » proposant de tels récits d’expérience. A travers le terme de détenu politique, nous désignons les détenus basques ou corses par exemple ayant commis un acte qualifié de terroriste dans le cadre de la défense de leur territoire pour lequel ils revendiquent l’indépendance. Par ailleurs, les proches dont le détenu refuse de s’affilier au modèle normatif de la société dénoncé comme profondément injuste et aliénant786 éprouvent souvent l’expérience carcérale élargie suivant cet idéal-type. Selon ces enquêtés, l’incarcération a toujours été envisagée et elle est perçue comme le prix à payer d’un combat politique ou d’une vie marginale choisie par le détenu et qu’ils approuvent, ou tout au moins acceptent. Ces acteurs reconnaissent la culpabilité du proche incarcéré, la peine apparaît toujours justifiée, mais elle est perçue comme excessive. Ces enquêtés déplorent surtout les conditions d’incarcération qu’ils jugent inhumaines et profondément dégradantes. L’expérience carcérale élargie est d’autant moins vécue comme une rupture identitaire et biographique, qu’elle est peu stigmatisée dans leur environnement familial, relationnel ou géographique où elle est répandue. Elle s’inscrit souvent dans une histoire collective, plusieurs personnes de leur entourage ayant connu et connaissent cette situation.
‘Bon moi la prison je l’assume, j’assume comme mon mari assume ce qu’il fait. J’assume mes conneries, il assume ses conneries… tu as joué, tu as perdu bon ben, tu as fait une connerie, tu payes. (…) Moi je suis une fille de la cité donc bon je ne suis pas née avec la prison mais bon à force tu sais que telle personne a fait de la prison pour ça, telle autre pour autre chose, donc moi cela ne m’a jamais vraiment perturbé mais à une époque c’est vrai que l’on se serait fait montrer du doigt. Moi j’ai toujours été quelqu’un de très rebelle de toute façon, dès ma naissance… Ouais j’ai jamais été vraiment pour la société, pour la loi, je suis vraiment… comment on dit… anarchiste… depuis mon enfance je pense. Quand j’étais môme, je regardais les prisons et je me disais que j’aimerais bien savoir ce qu’il y avait derrière ces murs, cela m’a toujours attirée, une attirance pour savoir ce qu’il se passe derrière, maintenant je suis contente, je sais… [Bénédicte, 40 ans, épouse d’un détenu écroué en MA, prévenu, 11e mois.]’Enfin, certains proches, pour lesquels la prison était plus improbable dans leur parcours de vie, peuvent également ne pas être atteints par le stigmate et s’avérer très combatifs. Malgré le caractère imprévisible de la situation vécue et l’appartenance sociale plutôt élevée de ces acteurs, souvent seuls dans leur environnement social et géographique à éprouver une telle situation, leur identité personnelle n’est pas brisée par le stigmate carcéral car ils sont sûrs de l’innocence du détenu. Ne reconnaissant pas la culpabilité de celui qu’ils visitent, ils ne ressentent pas de honte liée à la réalisation d’un délit ou à l’incarcération qu’ils pensent injustifiée. Ils affirment alors que personne ne doit se sentir à l’abri d’une telle situation. Par là même, ils rejettent les stéréotypes selon lesquelles les détenus, comme leurs proches, ne seraient que des voyous ou des criminels qui se spécifieraient par certaines caractéristiques ; ils soutiennent que les détenus comme leurs proches peuvent être des gens ordinaires pris dans un système qui commet des erreurs.
Ajoutons que plus les proches sont inscrits depuis longtemps dans l’expérience carcérale élargie, plus il est fréquent qu’ils l’éprouvent selon ce troisième type défini. En outre, de tels récits sont plus souvent proposés par des acteurs dont la peine prononcée à l’égard du détenu est longue.
ROSTAING C., 2006, op. cit., p. 34.
Quartier de haute sécurité.
Comme le révèle l’analyse réalisée au cours de notre DEA, pour ces détenus « le travail est perçu comme l’emblème de l’exploitation et de la domination de la société ou plus exactement d’une minorité de personnes (les politiques et les chefs d’entreprises) sur l’ensemble des membres de la société et des travailleurs particulièrement. Pour ces détenus, le travail permet d’enrichir cette minorité au détriment des travailleurs, c’est à ce titre que le travail va être rejeté. » in TOURAUT C., 2004, op. cit., p. 73. Ils adhèrent alors au mythe de la vraie vie loin du modèle sociétal normatif puisque « les sentiments d’injustice et d’incompréhension que ces personnes ressentent à l’égard de la société et de la justice engendrent de nombreuses rancœurs et des sentiments de rage : elles sont animées par une profonde révolte. » in TOURAUT C., 2004, op. cit., p. 77.
Ces détenus correspondent au profil de « détenus professionnels » décrits par G. Chantraine: « Chapitre 2. Professionnalisation : réaffiliation, carrière, révolte », in CHANTRAINE G., 2004, op. cit.