3.1. Voice et réponse aux mécontentements

Plus alertés sur leurs droits et ayant une meilleure connaissance du fonctionnement des prisons que l’ensemble des autres enquêtés, les proches de détenus dont l’expérience s’approche de ce troisième idéal-type n’éprouvent pas la peur tant ressentie par d’autres acteurs à l’égard de l’administration pénitentiaire. Par conséquent, ils adoptent, là encore, une posture pouvant être qualifiée de militante osant défier l’institution carcérale. Si la plupart du temps ils sont obéissants, lorsqu’ils font face à des situations de mécontentement, ils n’hésitent pas à réagir et à faire entendre leur voix suivant une attitude de « voice » 795 définie par A.O. Hirschman. G. Bajoit reprend la définition de ce comportement écrivant que la protestation désigne les réactions où « l’individu reste mais il cherche à réduire et à supprimer son mécontentement en essayant de changer le système d’interactions de l’intérieur. Il continue de coopérer, mais il rentre en conflit plus ou moins ouvert »796. Il ajoute : « la protestation remet en cause le contrôle social, mais dans le but de rétablir les conditions d’une coopération plus satisfaisante »797. Nous observons qu’une partie des proches adoptant une attitude de voice rendent visite à un détenu lui-même inscrit dans un tel comportement en détention. Il n’est pas rare que ces détenus fassent des recours administratifs et qu’ils restent suivis par un avocat même s’ils ont été condamnés. L’attitude de voice, de la part des détenus comme de leurs proches, constitue un mode de régulation identitaire et plus précisément une manière de lutter contre la dégradation identitaire.

Quelles réactions des proches permettent de qualifier leur comportement de voice ?

D’abord, ces acteurs n’hésitent pas répondre à un surveillant ou à faire appel à un gradé lorsqu’un personnel s’oppose à une de leurs demandes qu’ils estiment légitime. Cela ne signifie pas qu’ils aient des relations systématiquement conflictuelles avec les surveillants, leurs relations sont en général cordiales, ils peuvent même entretenir une certaine proximité avec le personnel. Cependant, quand ils sont en désaccord avec un surveillant, lorsqu’ils estiment qu’un agent outrepasse ses droits ou s’ils jugent le personnel désagréable, ils ne restent pas sans voix et réagissent. Ils répondent aux surveillants qui leur manquent de respect, soutenant qu’en tant que citoyen ordinaire ils n’ont pas à subir le traitement imposé aux détenus. Ils se positionnent comme des usagers d’un service public dont ils attendent le respect de leur dignité.

‘J’entends beaucoup de personnes qui disent « il faut vraiment fermer sa gueule, on ne ramène pas sa fraise » mais bon comme ce n’est pas mon genre de me taire quand je trouve que je suis dans mon bon droit, que je n’ai rien de fait de mal, il n’y a pas de raison que l’on ne me respecte pas. Donc moi quand cela ne me plait pas, je le dis et quand avec les surveillants ça ne se passe pas bien, je demande à voir les directeurs, les directeurs sont biens plus intelligents que la plupart des surveillants. Là le personnel est vraiment très bien. Ailleurs, on est obligé de se bagarrer pour se faire respecter. Ah oui parce que moi je ne supporte pas, je veux bien qu’on me fouille mon sac pour voir si je n’ai pas la drogue ou si je n’ai pas je ne sais quoi, bon c’est normal, je rentre en prison, c’est normal qu’on regarde mais qu’on me manque de respect non, non. Moi je n’ai rien fait, on a droit au respect. Ici ils nous respectent bien donc ils peuvent le faire ailleurs. C’est pas parce qu’on va voir quelqu’un en prison, qu’on est obligatoirement un escroc quoi. Oui, il y a un jugement du personnel, parfois c’est pas voilé. Cela m’est déjà arrivé dans d’autres prisons, on m’a manqué de respect, les gradés n’étaient pas accessibles, donc moi j’ai fait des courriers, courriers avec lettre recommandée comme ça c'est clair, c’est net et cela marche assez souvent… En général je fais une copie à la direction régionale et copie au ministère. Ils n'ont pas tous les droits, et je pense qu'il y a un respect de l'individu, un respect de sa famille il y a des choses parfois qui sont inadmissibles. [Odile, 60 ans, compagne d’un détenu écroué en MC, perpétuité, 22e année, en couple depuis 17 ans.]
Une fois il y en a un qui n’a pas été aimable et je lui ai fait la réflexion, je lui ai dit « votre métier vous va très bien » « pourquoi ? » « parce que vous êtes aimable comme une porte de prison ». Ben moi c’était ma première visite et moi je n’ai rien fait, je vais voir quelqu’un. Quand on va voir quelqu’un à l’hôpital on est bien reçu alors je ne vois pas pourquoi quand on va voir quelqu’un en prison on est mal reçu… [Nawel, 32 ans, compagne d’un détenu écroué en MC, 30 ans, 10e année, en couple depuis 6 mois.] ’

L’attitude de voice recouvre aussi les recours administratifs déposés par ces proches qui démontrent au fil des entretiens une très bonne connaissance des textes juridiques. Odile par exemple a fait un recours quand on lui a retiré son permis à l’occasion d’un transfert. Elle justifie son attitude par l’absence de stigmatisation ressentie et son passé de syndiquée.

‘La différence entre moi et les familles c’est que je n’ai pas la honte parce que la plupart des familles qui ont un fils, un frère en prison ont tellement honte que leur proche soit en prison, qu’il soit contrevenu à la loi, qu’ils n’osent pas et ils n’osent pas se faire voir parce que peut-être qu’on va nous mettre à l’épreuve mais au départ moi je l’ai choisi, je l’ai choisi, je ne l’ai pas subi donc c’est quand même une grande différence. Et deuxièmement j’ai été syndicaliste, et je crois que ça aide, ça aide à ne pas accepter n’importe quoi. Ça aide à contester quand on n’est pas d’accord parce que c’est vrai qu’au départ j’ai été déléguée pendant 30 ans. Voilà, ils sont là pour les garder c’est tout, pas pour leur montrer leur supériorité ou leur pouvoir, moi je n’en ai rien à faire. Moi j’ai un casier vierge et je n’ai rien à faire avec eux et je crois que c’est ça et je crois que souvent les familles c’est un peu comme dans les entreprises il y en a qui contestent et il y en a qui baissent la tête et qui acceptent tout. [Odile, 60 ans, compagne d’un détenu écroué en MC, perpétuité, 22e année, en couple depuis 17 ans.]’

D’autres proches ont tenté de mener des mouvements de protestation collectifs. Cependant, ces actions ne peuvent prendre de l’ampleur, l’administration les faisant échouer menaçant les familles de leur retirer leur permis ou de transférer le détenu. En effet, par peur, l’ensemble des autres proches renoncent à mener de telles actions au regret de ceux dont l’expérience tend à être combative.

‘Un jour à M., on a eu une fouille avec les chiens et les gendarmes, on arrive et il y a un grand parking, on voit les gendarmes avec les chiens et tout, contrôle des véhicules à l’entrée du parking ; il fallait aussi que le passager donne sa pièce d’identité, ils demandaient qui on allait voir et où on allait, à la centrale ou à la maison d’arrêt parce qu’il y a les deux là bas. Donc ils me laissent passer, on donne nos pièces d’identité et on passe et tout d’un coup, on voit de nouveaux gendarmes avec un chien qui reniflait nos affaires. Le chien, je me souviens parce que c’était l’hiver, il faisait froid, le chien qui sautait sur le manteau, il bavait et tout ça. Alors la première matinée, on était étonnés, on était énervés et le directeur nous dit « ah mais c’est comme à l’aéroport » et là je le regarde et lui dit « ah ouais sauf qu’à l’aéroport je suis désolée mais les chiens en l’occurrence ne respirent pas les vêtements et s’il le font le maître chien fait attention à ce qu’ils ne les abîment pas et là cela n’a pas été le cas ». Alors bon, le matin fouille, l’après midi re-fouille, le lendemain matin je parle avec les autres familles et on dit stop on va venir sans nos manteaux… Donc le dimanche matin on s’est dit, c’est bon, là on a notre dose cet après midi on ne les veut pas, cela suffit. On est allé voir tout le monde, tout le monde était d’accord pour ne pas sortir à midi, donc on a bloqué les parloirs. Il n’y a que deux petites nanas qui ont voulu sortir et elles sont sorties et on a dit « on ne bougera pas tant que l’on n’aura pas l’assurance que cet après midi on n’aura pas les chiens ». On voulait voir le directeur que l’on a pas vu, on a vu le sous directeur de la maison d’arrêt qui nous a dit que l’après midi les chiens ne seront pas là et en effet, ils n’étaient pas là, sauf que dans la semaine qui a suivi, on a reçu des lettres recommandées où on nous disait en gros « vous n’avez pas été gentils, vous avez perturbé le bon ordre de l’établissement, si ça devait se reproduire, nous vous enlèverons votre permis de visite ». Tu vois un peu… Et c’est dans ce sens là que je dis que les familles elles ont un pouvoir et elles ne l’ont pas compris parce que évidement après ça, elles ont toutes eu peur et ne veulent plus rien faire. [Lalie, 45 ans, épouse d’un détenu écroué en MC, 40 ans, 15e année, en couple depuis 7 ans.]’

Si ces proches agissent pour faire respecter leur propre dignité, ils n’hésitent pas non plus à protester lorsque le détenu subit une brimade ou que l’administration porte atteinte à ses droits. Ils agissent en complément de la protestation menée par le détenu ou en lieu et place de celui-ci. Ils agissent de l’extérieur lorsque la personne visitée fait l’objet d’une décision pénitentiaire jugée abusive. Lalie par exemple a envoyé des lettres aux parlementaires après que son mari ait été placé en quartier disciplinaire contre avis médical.

‘J’ai fait des courriers aux députés par rapport à cette situation de mise au mitard malgré les certificats médicaux, j’ai fait une lettre à l'attention de tous les députés de l'Assemblée nationale ils sont 578 je crois, et les sénateurs ils sont 430 donc en gros j’ai fait 1000 courriers. Je les ai déposés à l'Assemblée nationale pour ce qui concerne les députés, je vais au Sénat pour tout ce qui concerne les sénateurs et entre-temps bien sûr, j’ai prévenu le directeur de la direction régionale et le directeur de l'administration pénitentiaire qu’ils mettent en danger sa santé… Suite à ça, un sénateur a saisi la CND qui est la commission nationale de déontologie. Sa vie en détention est inadmissible et il n'est pas question qu’on en reste là et donc on a aussi déposé une plainte. [Lalie, 45 ans, épouse d’un détenu écroué en MC, 40 ans, 15e année, en couple depuis 7 ans.]’

Elodie et Samia protestent également quand leur compagnon et mari vivent une situation problématique en détention.

‘Moi, quand il lui arrive quelque chose en détention, j’en parle à toutes les personnes que je peux. Je me dis qu’il faut que l’on sache ce qu’il se passe derrière les barreaux. Moi je n’ai pas peur parce qu’il est innocent alors qu’est-ce que vous voulez, il n’est pas à sa place, et en plus on lui empoisonne la vie. [Elodie, 45 ans, compagne d’un détenu écroué en MC, perpétuité, 7e année, en couple depuis 6 ans.]
Un jour, un surveillant qui n’arrêtait pas d’être sur mon mari l’a poussé et cela s’est transformé en bagarre, mon mari a fait un mois et demi de mitard. Moi entre temps j’ai pris un avocat et on a écrit à la commission mais le directeur n’a rien voulu entendre alors il l’a extradé à 4 h du matin en caleçon sans ses affaires à Dijon et il a fallu que je fasse moi-même transférer ses affaires qu’il n’a eu que 15 jours plus tard. Moi j’ai été jusqu’au ministère pour expliquer que mon mari avait eu des problèmes avec les surveillants, qu’il y avait eu des discriminations. Et donc ils l’ont mis à Dijon et là bas le directeur était très gentil et par le biais de ces courriers j’ai demandé son rapatriement rapide sur Paris. Alors non moi je n’hésite pas, j’amène tous les médias s’il faut, je les fais tous venir, oui ben tiens il ne faut pas déconner. Là il vient de me dire que cela faisait plus d’un mois qu’il attendait un rendez-vous chez le dentiste, un mois… je viens de l’apprendre et je peux te garantir que dès cet après midi je vais téléphoner à la direction et ils vont m’entendre et je peux te garantir qu’il va l’avoir son rendez-vous. [Samia, 38 ans, épouse d’un détenu écroué en MC, 20 ans, 11e année.]’

Si ces proches souhaitaient changer l’image sociale du détenu et de leurs proches, ils désirent également faire évoluer l’institution carcérale tant dans la manière dont elle gère les détenus que dans la façon dont elle accueille les familles. Ils estiment qu’il est possible de faire « bouger les choses » pour reprendre les termes de l’un d’entre eux mais il est nécessaire pour cela que toutes les familles adoptent une attitude militante et combative.

Notes
795.

HIRSCHMAN A.O., 1995 (1970), op. cit. ; BAJOIT G., 1988, op. cit.

796.

BAJOIT G., 1988, op. cit.

797.

Ibid., p. 332.