3.2. Les autres familles dénigrées à cause de leur passivité

Ces acteurs accusent les autres familles d’être largement responsables de l’indifférence voire de l’irrespect de l’administration à leur égard. Ils dénoncent l’attitude passive, soumise et craintive de la plupart des familles de détenus qui restent selon eux inscrits dans une posture de victime non productrice de changement. Elles soutiennent qu’ils peuvent agir sur l’institution carcérale qui peut et doit évoluer, la mobilisation de l’ensemble des « autres familles » démultiplierait leur possibilité d’action et de réponse.

‘Les familles n’ont pas compris le truc en fait encore. Non, non mais je vous assure, depuis très longtemps, moi je dis on a un pouvoir sur la prison.(…) Mais les familles elles ont peur et il n’y a pas que la peur, elles sont aussi jalouses. Elles n’ont rien compris, je t’assure que c’est ça, elles sont dans leur espèce de petits trucs, elles sont dans les jérémiades, dans la plainte, de dire que c’est trop injuste. [Lalie, 45 ans, épouse d’un détenu écroué en MC, 40 ans, 15e année, en couple depuis 7 ans.]
Dès que tu soulèves un problème, les autres familles sont tellement dans le trou de la victime, sous la chape de la victimisation qu’elles te regardent de travers. A R., la première fois que je me pointe, j’avais des escarpins, j’étais habillée en femme pour faire ma crâneuse devant mon fils et il y a une femme qui regarde mes chaussures pendant dix minutes et au bout d’un moment je lui dis « il y a quelque chose qui ne va pas ? » et elle me dit « non mais vous ne pouvez pas rentrer avec vos chaussures », « Ben, je les enlève au portique comme dans les autres prisons et je les remets après », « Non, ici ce n’est pas pareil, il faut que vous mettiez ça » et elle me montre un pan de mur avec des savates, je n’avais jamais vu ça, et je lui dis « jamais ». Je m’étais levée à 7h, le temps que les horaires de train correspondent, d’arriver à la prison, je suis arrivée à 12h30, je suis partie depuis 8h le matin d’accord et ben j’aurais préféré repartir que de mettre ces pompes. Quand elle m’a dit ça, je lui ai dit « Jamais. Non, je suis en droit de refuser, je ne suis pas obligée d’aller porter des savates immondes pleine de verrues plantaires, et d’autres trucs réjouissants ». Là je sais que je suis dans mon droit à ce moment là, ils veulent jouer là dessus, moi je me sers de leurs propres armes, j’ai dit jamais donc ça a commencé à faire un bordel, les surveillants me disent « vous êtes obligée de vous plier », « je vous dis que non, je dis que je mettrai jamais vos chaussures, j’ai assez de mes merdes, j’ai assez de maladies dans le corps, je ne vais pas aller m’attraper des saloperies en plus » et il me dit « vous ne rentrez pas », « ce n’est pas grave, vous direz à mon fils que j’ai refusé d’attraper des mycoses et c’est pour ça que vous m’avez jeté et moi j’écris de tout en suite en rentrant à la DDASS » et là les institutions elles détestent qu’une autre institution vienne dans leurs pattes. Là j’ai entendu les autres familles chuchoter « pour qui elle se prend, tu verras qu’elle va les mettre les chaussures » et puis finalement elles étaient vertes parce que le surveillant il est reparti chercher d’autres trucs, il est arrivé avec des chaussons qui semblaient neufs et je lui dis « elles sont neuves ? » « Je ne sais pas » « ben on est devant le même problème » mais bon je voyais que c’était à peu près neuf et il me dit « c’est à une surveillante » « mais attendez vous n’êtes pas exempts vous la pénitentiaire de verrues plantaires, de champignons et autres choses » et le mec était tout blanc… Au bout d’une demi-heure où je me suis bien engueulée avec eux, je fouille dans mon sac et il me restait des tongs parce que j’étais allée voir mon autre fils au parloir la veille et il faisait beau donc j’étais en tongs mais je ne serais pas rentrée avec leur espèce de savates et je savais que j’étais dans mon droit et je sais qu’ils avaient les boules. Bref, pour revenir aux autres familles, pour en revenir aux familles et ben non, leur seule réponse c’est « elle se prend pour qui », elles ne dépassent pas leur nombril, leur souffrance et tous les trucs… Du coup c’est vrai que moi j’ai du mal à parler avec les gens… Là dernière fois aussi, je tapais sur la porte dans la prison parce que cela faisait un moment qu’on attendait et une nana me dit « ne tapez pas, cela va être pire » je lui dis « non cela ne va pas être pire,  c’est pire quand on reste comme ça à subir », et je lui ai dit que j’allais sortir avant elle et je suis sortie avant elle. Plus on est victime, plus on vous appuie sur la tête pour que vous restiez bien dans le trou de la victime et de la merde. Dès que l’on se bat, dès qu’on se mobilise cela change la donne. Si on pouvait toutes se rassembler je crois que l’on ferait des émeutes à l’entrée. [Nadine, 50 ans, mère de deux détenus, l’un écroué en MA, condamné (10 ans), 8e année ; l’autre, écroué en MC, perpétuité, 15e année.]’

Ainsi, les acteurs dont l’expérience carcérale élargie tend à être combative se tiennent à distance des autres familles en raison de leur passivité. Cependant, une forte solidarité s’observent entre « proches de détenus politiques » au nom du partage d’une même idéologie comme nous l’avons présenté dans le chapitre 4.

Au total, la troisième manière de vivre l’expérience carcérale élargie, et la moins fréquente, recouvre trois spécificités. D’abord l’expérience n’est pas perçue comme destructrice de son identité personnelle : les proches neutralisent le stigmate associé à leur statut et travaillent à la restauration de leur image sociale. Plus largement, ils désirent modifier le regard que la société porte sur les prisons, les détenus et leurs proches. Ensuite, l’expérience, qui s’inscrit dans la continuité de leur parcours de vie, est définie comme une situation de lutte, les acteurs étant engagés dans plusieurs combats. Enfin, elle est marquée par l’attitude de protestation, ces proches souhaitant faire entendre leur voix.

L’expérience carcérale élargie combative s’observe rarement en début d’expérience carcérale élargie à l’exception des personnes issues de milieu plutôt favorisé qui sont convaincues de l’innocence de leur proche. Par ailleurs, les femmes ayant rencontré leur partenaire alors qu’il était incarcéré éprouvent souvent l’expérience selon cette modalité. Ajoutons que si l’expérience combative est souvent vécue après que les acteurs aient éprouvés l’expérience carcérale élargie de manière dévastatrice ou/et retournée, il est rare qu’ils évoluent vers d’autres modalités de vécus de l’épreuve une fois que leur comportement tend à être combatif.