D’abord, le couple est maintenu car il est porteur d’un projet familial. En effet, pour les compagnes ou épouses ayant un ou des enfant(s) avec leur partenaire incarcéré, le couple parental constitue un autre support du couple conjugal : c’est parfois au titre du premier que l’on motive le second. Les enjeux du couple et ceux de la parentalité sont inexorablement liés, le couple étant présenté comme un facteur essentiel de la construction d’une famille et du bon développement de leur enfant. Les enquêtées rendent alors davantage hommage à l’homme assumant bien sa paternité qu’au compagnon, autrement dit, elles soutiennent plus le père de leurs enfants qu’un partenaire aimé.
‘Les enfants sont petits, moi je veux qu’ils le connaissent leur père, ils n’ont pas d’autre père, il n’y a qu’un père… Donc ben oui, je ne le laisse pas, c’est le père de mes enfants, je ne peux pas. [Hasna, 28 ans, épouse d’un détenu écroué en MA, condamné (1 an), 10e mois.]’Céline et son mari incarcéré depuis quelques mois lorsque nous la rencontrons, sont les parents d’un petit garçon âgé de près de deux ans. Lors de l’entretien, Céline émet de nombreux reproches à l’encontre de son mari. Néanmoins, elle valorise ses qualités de père et c’est au nom de celles-ci qu’elle n’envisage pas de mettre un terme à leur mariage.
‘Je ne le quitterai pas parce que c’est l’homme que j’ai choisi et parce que c’est le père de mon fils et j’ai un énorme respect pour ce qu’il est en tant que père, je trouve que c’est un père merveilleux. C’est vrai que je pense aussi que mon fils y est pour beaucoup parce que quand je les vois tous les deux, on ne peut pas ne pas le respecter et ne pas aimer un homme qui est comme ça avec son fils. [Céline, 33 ans, épouse d’un détenu écroué en MA, prévenu, 3e mois.]’Les enfants sont présentés comme les acteurs centraux de la structure familiale et c’est au nom de la famille en construction qu’il est nécessaire de maintenir le lien conjugal avec son partenaire détenu.
‘Malgré tout, l’estime est restée et puis l’amour et puis il faut finir ce qu’on a commencé, la famille, il faut donc aller jusqu’au bout [Monique, 54 ans, épouse d’un détenu écroué en CD, 7 ans, 4e année.]’Les personnes rencontrées souhaitent maintenir leur couple car il est perçu comme une variable essentielle dans la constitution d’une famille. Cependant, ce sont bien les enfants qui sont présentés comme fondateurs de la famille puisque c’est en leur nom que le couple parental se maintient et que la structure familiale souhaite être préservée.
Par ailleurs, la relation conjugale constitue son histoire personnelle et elle est porteuse de projets d’avenir. En effet, le lien conjugal est en partie constitutif de l’histoire personnelle des proches constituant un support important de leur identité personnelle. Le lien conjugal donne sens à sa vie passée et structure sa vie future. Le détruire reviendrait à déstabiliser profondément sa vie et à interroger son identité personnelle, le coût personnel d’une telle rupture apparaissant alors trop important.
De plus, les relations conjugales ont une histoire et c’est au nom de celle-ci qu’elles ne peuvent être interrompues. C’est au regard du temps passé ensemble, du vécu partagé qu’il n’est pas concevable d’abandonner son partenaire en prison. Autrement dit, le lien conjugal induit « la construction d’un sentiment d’obligation au fil du temps »863. Dans une société où le couple est décrit essentiellement comme un lien électif et provisoire, sa longévité est perçu comme un indicateur de sa force et de sa qualité justifiant qu’il ne soit pas rompu.
‘Ce n’est pas comme si c’était un an de relation, cela n’a rien à voir, c’est une vie derrière… derrière et devant. [Bénédicte, 40 ans, épouse d’un détenu écroué en MA, prévenu, 11e mois.]Si l’engagement se justifie au nom du passé partagé, il prend également sens au regard de l’avenir dont le couple est porteur. La relation conjugale est investie de projets auxquels les proches ne souhaitent pas renoncer. Cependant, la possibilité de « faire des choses ensemble » suppose pour une partie des partenaires rencontrées que l’incarcération soit de courte durée : une détention courte ne remet pas nécessairement en cause des projets de vie, une longue peine peut, à l’inverse, détruire toute perspective de vie en commun.
Enfin, l’engagement se maintient, parce qu’il a commencé, les acteurs étant comme pris par lui. Autrement dit, l’engagement engage. Les proches expriment alors l’idée d’avoir déjà trop investi dans le maintien de la relation pour la rompre désormais. Ainsi, selon les compagnes ou épouses de détenu, le soutien offert et les contraintes supportées jusqu'alors incitent à poursuivre le soutien offert afin que les efforts fournis jusque là, les contraintes supportées n’aient pas été «inutiles » mais servent la construction d’un avenir futur avec leur partenaire.
‘Non, je ne partirai pas parce que si j’étais parti, je l’aurais fait depuis longtemps, soit on part dès le début, soit on ne part plus. En tout cas pour moi c’est comme ça. Si je l’avais quitté, je l’aurai quitté le premier jour, en me disant bon voilà il a volé, adieu mais là, j’ai traversé ces 5 mois avec tout ce qu’il y a derrière, non je ne peux pas, si j’ai traversé ces 5 mois là, je peux encore affronter 5 autres mois, et 2 années encore, ouais. Et puis sinon cela voudra dire que j’ai fait tout cela pour rien… [Violaine, 25 ans, épouse d’un détenu écroué en MA, prévenu, 5e mois.]Le lien conjugal se caractérise ainsi par sa dimension contractuelle imposant responsabilités et devoirs réciproques, il se construit également autour d’une dimension affective et se maintient car il est porteur de projets. Les divers éléments invoqués par les enquêtées pour motiver le soutien offert à leur partenaire incarcéré ne sont pas exclusifs les uns des autres. Au contraire, les différents supports du lien conjugal sont souvent inextricablement liés, traduisant la pluralité des dimensions constitutives du lien de conjugalité.
‘Quand on passe devant le maire on dit « pour le meilleur et pour le pire », ça c’est une phrase qui veut tout dire. Si on s’engage, on s’engage complètement. Je ne suis pas prête de le laisser tomber. C’est mon mari, je l’aime et pour la famille... [Fatou, 30 ans, épouse d’un détenu écroué en MA, prévenu, 4e mois.]Autrement dit, se combine, au sein d’une relation librement choisie et consentie, une dimension affective empreinte de devoirs moraux et de responsabilités. Le lien conjugal est loin de se réduire au modèle de la relation pure établi par A. Giddens. En effet, alors qu’A. Giddens montre comment le lien conjugal tend à devenir une « relation pure »864 sans contrainte ni prescription, notre étude indique qu’il n’est pas exempt de devoirs. Si la figure de la relation pure existe dans notre société, cet idéal-type cohabite avec d’autres modèles de conjugalité combinant électivité et engagements moraux. Notre recherche ne nie pas la fragilité des relations conjugales démontrées par l’ensemble des travaux de la sociologie de la famille. Néanmoins, elle souligne que tous les acteurs ne définissent pas uniquement le couple comme un espace de liberté, d’épanouissement personnel et d’autonomie sans contrainte. En effet, le couple tel que les partenaires rencontrées le présentent, repose à l’inverse sur la notion de fidélité, sur des attentions particulières dues à l’autre, sur des devoirs réciproques et nécessitent des preuves qui garantissent son existence. Il est un support de projet personnel et familial. Les couples, ainsi pensés, ne sont pas autoréférentiels : l’engagement est inscrit sur le long terme et le lien conjugal induit une réciprocité.
MARTIN C., 2002, op. cit., p. 67.
GIDDENS A., 2006 (1992), op. cit.