3. L’engagement sous contrainte

Beaucoup de surveillants de prison rencontrés ont soutenu que les proches sont soumis au détenu qu’ils visitent, dépendant de celui-ci d’un point de vue financier ou en raison d’une emprise psychologique que la personne incarcérée exercerait.

‘Pour moi la plupart ce sont des femmes soumises, ah ouais. Soit elles sont tenues par l’argent, soit pour d’autres motifs, il y a toujours la famille du détenu ou des copains qui surveillent la copine dehors, c’est toujours un cercle vicieux. Avec les trafics qu’ils font, la femme des fois elle n’a que ça pour vivre. Il y en a quand même qui sont là par amour, mais elles sont minoritaires quand même. [François, 50 ans, surveillant en MA, 25 ans d’ancienneté.]
Moi je pense que les familles, elles viennent car il y a quand même une petite soumission (…) Elles ne viennent pas simplement par amour mais c’est plus à la demande du détenu qui fait un peu pression. [Robert, 39 ans, surveillant en MA, 20 ans d’ancienneté.]’

Même si de tels propos ne peuvent être généralisés, il est indéniable que s’observent des situations où l’engagement se réalise sous contrainte. Le proche peut être dépendant financièrement du détenu et n’a pas la possibilité de se séparer de lui sous peine d’une grande précarité économique. Nous pouvons supposer que cette situation concerne essentiellement les partenaires de détenus.

Les proches peuvent également être soumis à la pression du détenu, celui-ci pouvant menacer sa compagne, épouse ou mère de représailles si elle ne lui rende pas visite. Nous pouvons émettre l’hypothèse que certaines femmes sont sous l’emprise de leur partenaire incarcéré, celui-ci pouvant être l’auteur de harcèlement moral à leur égard. Suivant les travaux de M.F. Hirigoyen867, le harcèlement moral décrit une violence perverse se déclinant sous une multitude de formes plus ou moins visibles, souvent silencieuses, qui blessent l’autre, l’humilient, le méprisent, le dégradent. Le processus mortifère se réalise sans recours à la violence physique mais procède uniquement par souffrance et manipulation morale. Ainsi, la domination de l’homme sur des femmes vulnérables peut constituer des situations d’engagement sous contrainte. Selon le travail d’A. Giddens, elles peuvent être définies comme interdépendantes : « la personne interdépendante est celle qui a besoin de voir ses propres désirs définis par un autre individu ou bien par un groupe d’individus afin de pouvoir éprouver un sentiment de sécurité ontologique. Aussi est-elle dans l’incapacité radicale d’avoir confiance en elle-même sans être dévouée corps et âme aux besoins d’autrui »868. La personne dépendante se spécifie par son obsession à « trouver quelqu’un à aimer »869 ce qui l’amène à s’inscrire dans des relations marquée par une forte inégalité des pouvoirs.

Les proches peuvent également être confrontés à un contrôle menaçant de la part de l’entourage amical ou familial du détenu. Lors d’une recherche menée par ailleurs sur l’incarcération des mineurs870, nous avons eu l’occasion de rencontrer une mère d’un jeune mineur souhaitant se séparer de son mari multi-récidiviste. Or, de fortes pressions familiales de la part des frères de son mari l’empêchaient de rompre et la contraignaient à se rendre chaque semaine au parloir.

Par ailleurs, si le soutien offert génère des coûts pour le proche comme nous le rappellerons dans la dernière partie de ce chapitre, le désengagement ne se réalise pas non plus sans dommage et l’engagement peut apparaître moins « coûteux » pour certains proches que la rupture. Il n’est pas facile de se désengager d’abord parce que les acteurs peuvent anticiper qu’une rupture les confronteraient à des conditions matérielles et économiques précaires. Par ailleurs, rompre les liens ne se réalise pas sans culpabilité : « si le jobard ne peut pas digérer le préjudice et si, d’une manière ou d’une autre, il en arrive à être personnellement désorienté, alors le modérateur ne peut pas s’empêcher de se sentir coupable et concerné par son désarroi. (…) C’est cette incapacité à rester insensible à la souffrance d’autrui lorsqu’il vient frapper à votre porte qui fait de cette tâche un sale boulot »871.

Les amis de détenu sans lien d’apparenté évoquent fréquemment en entretien leur impossibilité à rompre leur engagement, insistant sur le fait qu’à partir du moment où ils s’étaient engagés à soutenir le détenu en début de peine, ils leur étaient impossible de cesser les visites se sachant le seul lien du détenu avec l’extérieur. Les visites leur paraissent ainsi moins contraignantes que la culpabilité qu’ils devraient gérer s’ils cessaient de soutenir leur ami incarcéré. C’est pourquoi, ils se disent « pris dans la situation » et « par leur engagement ». Ainsi, si l’engagement ne se réalise pas directement sous la contrainte, les coûts anticipés du désengagement peuvent conduire et résigner les proches à soutenir le détenu.

Notes
867.

HIRIGOYEN M.F., Le harcèlement moral : violence perverse au quotidien, Paris, Syros, 1998 ; HIRIGOYEN M.F., Femmes sous emprise : les ressorts de la violence dans le couple, Paris, Pocket, 2006.

868.

GIDDENS A., 2006 (1992), op. cit., p. 113.

869.

Ibid., p. 119.

870.

CHANTRAINE G. (dir.), TOURAUT C., FONTAINE S. (collab.), Trajectoires d’enfermement. Récits de vie au quartier mineurs, Rapport pour le Ministère de la justice (DPJJ/SDK/K1/Pôle Recherche), 2008.

871.

GOFFMAN E., 1989 (1969), op. cit., p. 296.