Chapitre 8
Vitalité et tensions des liens à l’épreuve de la prison

L’étude de l’expérience carcérale élargie permet d’interroger la capacité des acteurs à rester liés malgré l’éloignement. En effet, l’objet de notre recherche constitue un terrain propice « pour étudier la manière dont sont pensés distance et lien »906 : comment la séparation peut-elle être compatible avec le lien ? Comment se gère la distance d’un point de vue affectif et pratique ? Comment continuer à faire couple et à faire famille, en étant privés de vie commune et limités dans la liberté de communiquer ou de se voir ? Comment « donner consistance à la relation conjugale au-delà de la frontière physique »907 ? Outre les questionnements sur les modalités du maintien du lien, nous souhaitons traiter des évolutions relationnelles induites par l’expérience de la séparation vécue. Le lien est-il travaillé par les transformations identitaires des acteurs liées à l’expérience rencontrée ? En effet, « bien des événements engendrent des perturbations dans l’identité et par ricochet dans les relations que l’individu entretient avec ses proches familiers »908. Plus largement, quels sont les impacts de la mise en détention de son partenaire sur sa vie conjugale ? Comment l’incarcération redéfinit-elle la relation entretenue avec son fils détenu ? Plus largement, quelles dynamiques relationnelles s’observent-elles dans une telle situation ?

Dans une première partie, nous étudierons les facteurs qui atteignent le maintien du lien en entravant l’intimité et la conversation entre les acteurs (I).

Au-delà des contraintes supportées, la seconde partie mettra en lumière les moyens et ressources mobilisés par les acteurs séparés pour rester unis malgré l’éloignement physique. Nous observerons comment ils parviennent à gérer la distance à travers l’étude des formes de continuité du « nous ». La séparation physique ne marque pas la fin de l’histoire conjugale et familiale, les liens se poursuivent voire s’intensifient au-delà des murs. L’épreuve peut notamment renforcer les relations conjugales, qui apparaissent désormais plus intenses et plus authentiques (II).

Cependant, les relations ne sont pas exemptes de tensions : nous analyserons, dans une troisième partie, les facteurs essentiels des discordes émergeant dans de telles circonstances. Il s’agira de comprendre les différences dans les rapports entre les détenus et leurs proches, pouvant aller jusqu’à la rupture. Si les liens se sont modifiés au cours de la détention, les proches appréhendent souvent les nouvelles dynamiques relationnelles qui s’imposeront à la sortie (III).

Examinant les spécificités des dynamiques relationnelles mises au jour dans la situation étudiée, notre travail rejoint souvent l’analyse des relations familiales dans d’autres contextes sociaux de séparation. La comparaison incite à décarcéraliser partiellement la recherche, l’ensemble des transformations observables n’étant pas nécessairement imputable à la détention.

Notes
906.

BASTARD B., « La séparation, mais le lien », Terrain, n°36, 2001.

907.

MARTIN C., « Recomposer l’espace intime et familial », Terrain, n°36, 2001.

908.

SINGLY F. (de), 1996, op. cit., p. 56. L’auteur écrit : «  Songeons aux conséquences du chômage. Perdant provisoirement une dimension de son identité, par un effet de halo, l’individu ne peut, du même coup, obtenir la reconnaissance de ce qu’il est par ailleurs. Le proche familier renouvelle-t-il sa confiance en considérant néanmoins la nouvelle situation ? Il ne peut faire comme si de rien n’était ; il ne peut pas non plus valider l’identité amputée, cela équivaudrait à manifester de la résignation. Une des difficultés de cette situation réside dans le fait que l’homme ou la femme, conjoint de la personne au chômage, a une supériorité puisque l’autre est peu en état d’imposer les changements de la relation tout en en ayant le plus besoin. Provisoirement au moins, le partenaire du non-chômeur est le maître du jeu. Il peut en profiter pour régler les comptes du passé, et décider de se séparer de son conjoint. Il peut aussi jouer un jeu plus collectif en acceptant le nouveau statut de son conjoint et en offrant l’assurance de la continuité », Ibid., p. 54.