2.2. Non-dits, bonne figure et conversations reportées

Les proches, souhaitant soutenir moralement le détenu pour l’aider à supporter les conditions de sa détention, passent sous silence les difficultés rencontrées. Comme les détenus eux-mêmes, ils s’interdisent d’évoquer leurs soucis. Les interactions constituent un « jeu de dupes » où personne n’est dupe, chacun sachant que l’autre dissimule ses angoisses et ses difficultés. Par conséquent, les échanges sont empreints de non-dits, de faux-semblants et de mensonges.

‘On lui ment sur beaucoup de choses. Ah oui, oui on lui ment. Sur beaucoup de choses… Par exemple, à la fin de l’hiver ses parents sont tombés en panne de bois et lui il s’en est aperçu parce que ces parents se sont fait prendre en photo devant le mur où normalement il y a le bois et lui il a percuté de suite et il a écrit à sa mère « oui tu as été prise en photo devant le mur, il n’y a pas de bois, et vous ne vous chauffez pas… ». Alors il a fallu raconter un bobard « oui mais non, on est tombé en panne de bois, on a acheté du chauffage électrique » et tout alors que ce n’est pas vrai, c’est un problème de sous, c’est un problème financier, c’est moi qui suis allée dans les maquis chercher du bois. Bon on ne peut pas lui dire des trucs comme ça parce que de suite ça lui fait du souci. Pareil, il faut que je lui envoie une photo de moi tous les 15 jours et il regarde si j’ai les traits tirés ou pas pour savoir si je suis malade, fatiguée… Alors sur la photo maintenant on fait gaffe. A un moment j’ai pris des photos avec sa mère, bon elle était fatiguée alors on s’est maquillée à fond pour lui montrer, c’est bon la vie est belle et tout parce qu’il est attentif à tout. On ne parle pas des problèmes financiers « non tout va bien. Bon des problèmes on en a comme tout le monde mais ne t’inquiète pas, ça va ». Si c’est pour lui mettre plus d’inquiétudes sur les épaules, ce n’est pas la peine. Et puis lui, il fait pareil, ça c’est clair. Lui il fait pareil. [Annabelle, 27 ans, compagne d’un détenu écroué en MA, prévenu, 2e année.]’

Le souci de protéger le détenu impose de ne pas lui dire n’importe quoi, ni n’importe comment, c’est pourquoi il est nécessaire d’user de tact et de diplomatie, compétences acquises parfois au fil des visites. Parler au détenu, c’est bien souvent éviter de lui donner les mauvaises nouvelles et ne pas évoquer ses soucis financiers, professionnels ou de santé.

‘Si j'ai un souci, je ne vais pas lui dire, ah non et surtout pas si c'est un souci de santé. Là par exemple on a trouvé une artère du cœur modérément bouchée et paraît-il qu'il faudrait que je passe sur la table d'opération pour le déboucher. Mais ça par exemple, je ne lui en ai pas parlé. C’est normal, je ne veuille pas l'inquiéter, ce n'est pas un endroit où il faut encore… Il faut faire attention avec les gens emprisonnés parce qu’il y en a qui font des dépressions, il y a des suicides, ce n'est pas un lieu où il faut… Ben je fais preuve de tact en fait, il ne faut pas… Il faut cibler ce qu'il y a à dire et ce qu'il n'y a pas à dire. [Anne, 60 ans, mère d’un détenu écroué en MA, condamné (8 ans), 4e année.]
Il ne faut pas parler de problème à un détenu, surtout pas, je ne vais pas l’enfoncer encore. Je garde pour moi. Je ne vais pas lui dire… Il va s’angoisser, il va se rendre malade, il va mal dormir… Un détenu il faut toujours lui dire « ça va, tout va bien ». Même si ça ne va pas, il faut dire ça va. Il faut lui remonter le moral, sinon on va lui casser le moral. [Kamel, 50 ans, père d’un détenu écroué en MA, prévenu, 12e mois.]’

Passer sous silence ses difficultés n’est pas spécifique aux échanges entre le détenu et ses proches, mais caractérise l’essentiel des interactions entre des individus séparés où l’un des partenaire est isolé et placé dans une situation d’impuissance pour résoudre les problèmes rencontrés. En effet, selon l’étude Y. Guichard-Claudic, l’expérience vécue par les couples dont le mari est marin « peut conduire chaque partenaire, pour épargner l’autre, à vivre dans l’isolement affectif des situations déchirantes. C’est le cas quand surviennent, en mer ou à terre des problèmes de santé imprévus et graves »923. Cependant, nous pouvons supposer que le silence est exacerbé quand les acteurs sont séparés en raison d’une incarcération car les proches, pour la plupart, redoutent constamment le suicide du détenu.

‘C’est vraiment dur d’annoncer les mauvaises nouvelles parce qu’il y a un moment où tu te dis, « je lui dis par courrier » mais alors il le découvre tout seul et on ne sait pas quelle peut être sa réaction, soit tu attends le parloir et cela te pourrit un parloir car tu as l’autre qui s’écroule alors que c’est un moment de bonheur, d’évasion émotionnelle, intellectuelle, c’est vraiment un moment particulier normalement pour les détenus… [Carole, 37 ans, amie d’un détenu écroué en MA, prévenu, 6e mois.]’

S’il est difficile d’annoncer les mauvaises nouvelles, il est tout aussi délicat de l’informer des bonnes car elles lui montrent que la détention le prive de joyeux événements et que la vie familiale continue à s’écrire en son absence. De plus, il est toujours difficile pour le proche de souhaiter « bon anniversaire », « joyeux noël » ou « bonne année » au détenu visité.

‘C’est difficile par exemple de souhaiter une bonne année, c’est un peu difficile. Mais là c’est pareil, je ne lui souhaiterais pas un joyeux anniversaire, je compte lui envoyer une carte « ce jour, je pense à toi », effectivement, tu passes à côté, tu ne dis pas « joyeux anniversaire ». Tu ne dis pas joyeux noël, ni bonne année… Pour la nouvelle année tu peux dire « on peut espérer que cette année… ». L’année prochaine c’est l’année de son jugement, on peut espérer que ce soit une année où le jugement sera clément par exemple. C’est sûr que le côté joyeux noël, c’est le cadeau et la famille, c’est sûr que je ne lui souhaiterai pas un joyeux noël, on évite le joyeux machin parce que c’est sûr qu’il ne va pas être joyeux. [Carole, 37 ans, amie d’un détenu écroué en MA, prévenu, 6e mois.]’

Préserver le détenu de ses soucis quotidiens afin de le soutenir moralement impose également aux proches de « faire bonne figure »924. Pour cela, ils s’interdisent de pleurer durant les parloirs, s’efforçant de retenir leurs larmes, avant de craquer très souvent une fois le détenu parti. Réussir à faire bonne figure nécessite de se préparer avant chaque parloir. Les rituels de conditionnement décrits du côté du détenu par G. Chantraine s’observent également chez les visiteurs : le détenu, comme son proche, « se recentre positivement sur un ensemble d’activité autour de la préparation à la rencontre. Cette mise en condition rituelle : prendre soin de soi, se remémorer les choses importantes à dire, relire la dernière lettre reçue (…) »925 permet de se forger mentalement pour le parloir.

‘Je me prépare toujours mentalement pour y aller, penser aussi aux inconvénients en route, surtout arriver à l’heure (…) donc je suis en pleine méditation les jours de parloirs, j’aime rester seule, en méditation totale. [Loucine, 41 ans, compagne d’un détenu écroué en MA, prévenu, 4e mois.]
Si je n’ai pas le moral, je vais essayer de chanter une chanson gaie dans la tête pour me mettre de bonne humeur. Si on est un peu fatiguée, on se met un peu de maquillage, on se pomponne, si on est un peu cernée, on se maquille, on se fait un peu habillée pour que ça passe inaperçu. Tu vois le moral, c’est ça aussi écouter des chansons un peu gaies, regarder une émission un peu marrante à la télé, histoire qu’il ne s’en aperçoive pas. Et puis surtout ne jamais pleurer. Il faut tenir pendant une heure, encaisser pendant une heure et quand on sort, qu’on repart et qu’on se retrouve toute seule ça… là on décante par contre, ce n’est pas facile. Tant qu’il ne s’en aperçoit pas c’est le principal. C’est la priorité absolue. [Annabelle, 27 ans, compagne d’un détenu écroué en MA, prévenu, 2e année.]’

Les proches se préparent également physiquement à la rencontre car ils tiennent à se présenter sous leur meilleur jour. Une attention particulièrement est accordée à leur tenue vestimentaire celle-ci devant plaire au détenu c'est-à-dire convenir à son goût mais aussi à ses exigences relatives à la décence des tenues. Des compagnes ou épouses comme des mères de détenus ont évoqué des remarques du détenu sur leurs habits jugés trop courts ou trop décolletés926.

Si de nombreuses choses sont tues pendant la détention, les proches projettent d’aborder à la sortie les sujets restés en suspens. De nombreuses conversations sont ainsi reportées. A ce titre, l’expérience carcérale élargie semble se prolonger au-delà de la sortie du détenu où celui-ci n’échappera pas à quelques explications, réprimandes ou discours moralisateurs. Ainsi, si les paroles affectives, amoureuses et de soutien927 sont surreprésentées, les conversations pouvant s’avérer conflictuelles sont minutieusement évitées par les proches pour être programmées après la libération.

‘Déjà tout ce qui concerne l’affaire, à part le premier jour où je l’ai vu où je lui ai posé quand même la question le premier jour et comme il ne m’a pas répondu, je ne lui pose pas de questions par rapport à ça. Là je ne veux pas lui forcer la main pour le faire parler parce qu’il est enfermé mais quand il va sortir, vous croyez que je vais me gêner. Au moins que je sache ce qu’il en est de ce qu’il a vraiment fait. Là je fais comme si de rien était mais quand il va sortir, ça je ne l’accepterai pas et j’arriverai à savoir le pourquoi du comment. [Djamila, 40 ans, mère d’un détenu écroué en MA, prévenu, 1er mois.]
On ne peut pas s’expliquer mais on aura une explication après parce que là, le fait qu’il soit en prison, ce n’est pas la normalité, il y a la pression de la prison et tout donc on aura une explication à l’extérieur. [Patricia, 38 ans, épouse d’un détenu écroué en MA, prévenu, 15e mois.]
Ben j’espère qu’il a compris parce que… D'ailleurs c'est ce que je lui dirai lorsqu'il sortira comme je vous l'ai dit tout à l'heure. Je crois que la peine est plus forte quand on récidive, les lois ont changé en plus donc je lui dirai « fais attention parce que ce ne sera plus 5 ans mais ce sera 10 ans et vu l’âge que tu as… ». Enfin je lui ferai un petit peu de morale, comme une maman doit discuter avec son fils, mais j’attends qu’il sorte. [Anne, 60 ans, mère d’un détenu écroué en MA, condamné (8 ans), 4e année.]’

Cependant, pour certaines partenaires, dont l’expérience se rapproche essentiellement de l’expérience carcérale élargie combative et ayant rencontré leur compagnon alors qu’il était déjà incarcéré, la relation ne peut tenir sur le long terme dans ces conditions. Elles affirment que le détenu doit « assumer » et que la force du lien conjugal repose sur la confiance, celle-ci ne pouvant persister que si les échanges se réalisent sans tabou.

‘Il connaît tous mes rendez-vous chez les docteurs... Je vais vous dire une chose c’est que je suis la dernière personne en qui il a confiance, il a été trahi par tellement de monde autour de lui que si moi j’avais des tabous, des choses dont je ne voulais pas parler à ce moment là cela voudrait dire qu’il n’y aurait plus de confiance entre lui et moi et c’est absolument capital dans la relation que l’on a qu’il y ait une transparence entre nous quitte à ce que l’on se prenne le bec et qu’on s’engueule et que cela pète… Je ne peux pas me permettre d’avoir... de cacher des choses, d’avoir des sujets dont je ne veux pas parler...je ne peux pas en vertu de...de...de cette confiance qu’il y a entre nous et qui est quelque chose de...c’est un pilier de la relation entre un homme prisonnier et une personne libre à l’extérieur. [Elodie, 45 ans, compagne d’un détenu écroué en MC, perpétuité, 7e année, en couple depuis 6 ans.]
C'est comme les filles qui se maquillent pour aller au parloir, qui ne veulent surtout y aller si elles ne sont pas bien. Moi, même si je ne suis pas bien j'y vais. Après l'opération, j'avais un pansement comme ça, j'avais des cicatrices comme ça, j'étais toute bleue mais je suis quand même allée au parloir. Moi je ne me vois pas cacher les choses. Moi je n’ai jamais rencontré des gens, et crois moi que j’en ai vu, je n’ai jamais rencontré des gens avec des parcours de taule aussi longs qui simulaient ou qui cachaient, cela ne tient pas, cela ne tient pas. Non, non cela te demande trop d’investissement, trop d’énergie, tu ne peux pas et puis je pense que l’autre il s’en rend compte et ce n’est pas bien ça et puis je pense que quelque part tu le trahis, tu trahis l’autre. [Lalie, 45 ans, épouse d’un détenu écroué en MC, 40 ans, 15e année, en couple depuis 7 ans.]’

Ainsi, selon la majorité des enquêtés, si l’intimité des échanges est limitée par leur contrôle, ils sont également bornés par les tabous qui les règlent. On peut donc s’interroger sur la qualité de la relation entre le détenu et ses proches : comment la maintenir, alors que l’intimité est réduite ? Les tabous, mensonges et faux-semblants ne détériorent-ils pas l’authenticité des relations ?

Notes
923.

Guichard-Claudic Y., 1999, op. cit., p. 135.

924.

GOFFMAN E., 1974 (1967), op. cit.

925.

CHANTRAINE G., 2004, op. cit., p. 228.

926.

Voir la troisième partie de ce chapitre.

927.

KAUFMANN J.C., 1993, op. cit.