1.3. Partager au-delà de la séparation

Par ailleurs, éviter que la distance physique ne crée une distance relationnelle, nécessite de nourrir le sentiment de partager avec le détenu. Même éloignés de celui-ci, les proches redoublent d’efforts pour préserver un vécu commun, les acteurs souhaitant entretenir l’illusion qu’ils étaient ensemble dans des situations vécues pourtant séparément. Pour avoir le sentiment de partager, pour alimenter l’idée de la présence de l’autre dans son quotidien et enfin, pour que le détenu se sente inscrit dans l’existence que les proches mènent à l’extérieur, ils s’attachent à lui décrire avec beaucoup de minutie leur vie de tous les jours.

‘Il partage chacun de mes moments, il partage chacun de mes moments de toute façon. Quand je vois ses parents, aussi bien sa mère que moi, je lui raconte, je veux dire, il est présent à chaque moment. Moi je reçois des amis à la maison, on se fait une soirée mais je lui raconte, tu sais hier soir, j’ai reçu untel et untel, on a fait ça, on a parlé de ça et tout. Donc je veux dire, il fait quand même partie de… même s’il n’est pas là, je lui fais quand même partager ma vie. Des fois je lui écris « bonjour, aujourd’hui il fait beau, j’ai fait la vaisselle… » et ben oui c’est ça parce qu’au final lui cela l’aide à m’imaginer dans la vie de tous les jours. [Annabelle, 27 ans, compagne d’un détenu écroué en MA, prévenu, 2e année.]’

La banalité des courriers déplorée précédemment sert ainsi à intégrer le détenu dans les activités ordinaires et journalières accomplies sans lui, dans le désir commun d’éviter de devenir des étrangers l’un envers l’autre.

‘Il connaît les collègues, il connaît tout mon petit monde à moi, je lui raconte tout, je lui parle de tout ce que je fais. Il est vraiment dans ma vie. Il fait partie de ma vie, il n’est peut-être pas là mais il est là et il est avec moi, pour moi il est là. J’ai ses photos, j’ai ses belles cartes que je mets à côté sur mon armoire à côté de mon lit, il est toujours présent. Avec moi, il est toujours présent. [Hélène, 56 ans, compagne d’un détenu écroué en MC, 17 ans, 8e année, en couple depuis 8 mois.]’

De même, Bertille envoie régulièrement à son fils incarcéré des photos de ce qu’elle vit. D’ailleurs, en fin d’entretien, elle nous proposa de nous prendre en photo.

‘Cela vous ennuie si je prends une photo, je vais la faire voir à mon fils… Il sera content, il verra une nouvelle tête. Des fois j’emmène des photos de mon café, des photos de plein de choses, en lui disant ce qu’on a fait. [Bertille, 57 ans, mère d’un détenu écroué en MC, perpétuité, 14e année.]’

D’autres moyens permettent aux acteurs de partager malgré la distance. Par exemple, les personnes séparées peuvent s’accorder pour regarder le même programme de télévision. Par là même, ils ont le sentiment « d’être avec l’autre », de partager un moment ensemble, une activité commune dans un contexte où leurs vies paraissent si éloignées l’une de l’autre. Le programme visionné ensemble mais séparés pourra être discuté au prochain parloir. Le sentiment d’être avec l’autre passe également par un temps d’isolement après chaque parloir, comme si la visite pouvait se prolonger en créant une « bulle » autour de soi. Les proches se mémorisent l’échange partagé, et poursuivent ainsi le moment où ils étaient ensemble.

S’il est essentiel pour les enfants, comme pour les proches eux-mêmes, de créer par divers supports la présence de celui qui est absent, les proches incitent le détenu à participer au fonctionnement familial ou conjugal et s’efforcent de l’inscrire au mieux dans leur vie quotidienne. Par les divers moyens présentés, les acteurs souhaitent créer de la proximité et du commun afin de soutenir le nous conjugal et familial. Si les liens se poursuivent, la qualité de la relation n’est pas nécessairement dégradée par l’expérience de la séparation.