Le sentiment d’une intensification de la relation exprimé par les compagnes ou épouses découle également de la considération que le compagnon ou mari captif leur accorde alors qu’il semblait les délaisser auparavant. Les femmes éprouvent ainsi le sentiment d’être de nouveau au centre de leur attention et c’est pourquoi, par un effet de contexte, la relation semble se renforcer. Partant de là, l’épreuve consolide pour un temps les relations en ce qu’elle atténuerait les tensions conjugales liées aux différentiels d’investissements entre les hommes et les femmes sur deux des logiques essentielles constitutives du couple que sont l’« érotisme et la communication »939, au profit de cette dernière privilégiée par les femmes. La population de la recherche étant composée essentiellement de femmes visitant leur mari ou compagnon incarcéré, explique en partie l’importance de ces discours de valorisation de la relation. Le rôle fondateur de la conversation dans le couple a été largement analysée par de nombreux sociologues de la famille depuis l’article de P. Berger et H. Kellner940 : elle permet le développement d’une vision commune du monde, elle sert à construire des récits conjugaux communs, à soutenir l’autre dans son individualité. Aussi, si les activités ne sont pas diversifiées dans le parloir, ces espaces de rencontre favorisent la communication, support essentiel du couple pour les femmes. Selon les enquêtées, l’incarcération autorise un véritable dialogue qui n’avait pas cours lorsque leur compagnon était à l’extérieur et pris dans la tourmente de la vie quotidienne. Pour elles, bien que rares, les temps d’échanges sont de « meilleure qualité » que ceux dont jouissent les « autres couples », car ils ne sont pas parasités par des éléments extérieurs. Les parloirs constituent un espace de dialogue privilégié, car ils sont un temps « bloqué » consacré uniquement à la conversation conjugale. L’incarcération est une occasion pour les compagnes ou épouses de voir se réaliser leur modèle idéalisé de la vie conjugale basé sur la communication. Cependant, il est probable qu’un tel fonctionnement conjugal ne perdure pas au-delà de la libération du détenu.
‘Je trouve que les couples qui se forment en prison sont plus forts, je ne sais pas pourquoi, on n’est pas mieux ni pire, on est les mêmes mais est-ce que c’est parce que nos heures sont comptées qu’on vit plus intensément. Les heures qui sont comptées mais je trouve qu’on vit au parloir des moments très intenses parce qu’ils ne sont pas pollués par le quotidien à mon avis. Je crois que ça intensifie la relation. Quand je suis au parloir, je ne pense qu’à lui, il n’y a plus rien qui existe à côté, alors dans la vie ordinaire, il y a des tas de choses, les courses, toutes les obligations que l’on a au quotidien. [Odile, 60 ans, compagne d’un détenu écroué en MC, perpétuité, 22e année, en couple depuis 17 ans.]Puisque « la séparation augmente le degré d’explication de la vie conjugale »941, l’incarcération est présentée comme un temps de dialogue permettant de resserrer les liens ou de soigner la relation jusqu’alors gangrenée de mensonges et de non-dit. Cependant, de tels propos relèvent souvent de l’idéalisation dans la mesure où les enquêtés ont largement souligné les tabous guidant les conversations au-delà des murs et l’ensemble de ce qui est caché à l’autre dans ces circonstances. Selon leur propos néanmoins, les non-dits caractérisant leurs échanges avec le détenu en détention décrits supra ne sont pas de nature à porter atteinte à leur relation alors que ceux qui étaient présents dans leur relation avant le placement en détention de leur compagnon ou mari l’étaient. En effet, les silences sur l’affaire ou sur ses difficultés pendant la détention sont interprétés comme protecteurs et à ce titre, ils n’entravent pas le « véritable » échange. Ainsi, l’incarcération a ouvert un espace-temps de bilan dont le couple sort renforcé puisque, dans cette épreuve, l’authenticité de la relation est trouvée ou retrouvée.
‘Au moins, on s’est dit vraiment ce qu’on avait à se dire, on a été franc l’un avec l’autre, on a été honnête et peut-être pour une fois parce que ce n’est pas évident d’être vraiment honnête avec quelqu’un, c’est vrai que d’être vraiment honnête avec quelqu’un c’est rare, quand chacun dit vraiment tout et se vide complètement c’est rare et c’est ce qu’on a fait donc je pense que ce n’est que du positif. [Sabrina, 27 ans, compagne d’un détenu écroué en MA, prévenu, 5e mois.]Selon les enquêtés, l’épreuve recentre sur la vie conjugale et familiale, privilégiant le nous au profit du je. De tels propos peuvent également être tenus par certains parents de détenus qui ont le sentiment de partager de nouveau avec leur fils incarcéré alors qu’ils semblaient s’être distanciés l’un de l’autre.
‘Ouais on s’est rapprochés, ouais, ouais, on s’est rapprochés. Je le sens comme ça, je le dis comme ça. Je savais déjà que nous avions une relation mais… on s’était éloignés… Enfin éloignés, c’est la vie, à partir du moment où il veut prendre son envol, il veut prendre son indépendance, son appartement tout ça, moi je pense que mon rôle, mon rôle de papa c’est de vraiment lui permettre de couper et de s’envoler, de savoir qu’il peut compter sur lui, comment il peut compter sur lui donc ça cela fait que l’on éloigne, on s’éloigne de fait et puis parce que chacun a son jardin secret même dans une famille, les non-dits ce n’est pas fatalement des non-dits de mélodrame, c’est des jardins secrets de chacun et voilà… Donc voilà donc on s’est rapprochés, cela se sent. [Mehdi, 53 ans, père d’un détenu écroué en MA, prévenu, 3e mois.]’Au niveau des relations conjugales, si la liberté de chacun était privilégiée auparavant, c’est désormais le « nous » qui parait prioritaire. Si les proches ont le sentiment de se rapprocher dans la difficulté c’est qu’ils se témoignent l’un envers l’autre une affection et une attention particulières, ils réaffirment les sentiments partagés et recentrent leur vie autour du lien conjugal.
‘Nous on s’est pas mal rapprochés. En fait c’est vrai que c’est un combat perpétuel… (…) C’est vrai qu’il y a le sentiment de manque…on se rapproche aussi entre guillemets dans la douleur, c’est vrai qu’on se rapproche, on écrit des choses qui nous permettent de nous rapprocher. [Sabrina, 27 ans, compagne d’un détenu écroué en MA, prévenu, 5e mois.]L’épreuve est créatrice de « nous » dans le sens où elle s’inscrit dans une histoire partagée et contribue à l’écrire : l’incarcération est vécue ensemble, elle est commune aux deux acteurs qui avaient pu parfois privilégier précédemment des activités séparées. L’expérience rapproche car elle fait vivre quelque chose en commun, l’expression d’un tel sentiment traduisant en creux la faiblesse de ce qui était auparavant partagé.
MARTUCCELLI D., 2006, op. cit. Voir la partie dans le chapitre la vie de famille, la sous partie « qu’est-ce qu’un couple », pp 185-206.
BERGER P., KELLNER H., 1988 (1960), op. cit., pp. 6-21.
SINGLY F. (de), 2000, op. cit., p. 11.