2.3. Des sentiments exacerbés

Enfin, selon les compagnes ou épouses, la détention a intensifié leur relation conjugale dans le sens où le placement en détention a favorisé l’expression des sentiments de leur partenaire. Les sentiments exprimés difficilement à l’extérieur sont affichés avec plus d’aisance par les détenus : ils apparaissent plus attentionnés,  plus démonstratifs, comme si une certaine pudeur masculine disparaissait dans ces circonstances. Loucine constate par exemple que sa relation conjugale est plus harmonieuse. Son compagnon, très distant voire absent dans leur vie de couple hors des murs, se révèle très affectueux et attentionné lorsqu’il est incarcéré.

‘ Et moi je l’apprécie comme ça et c’est ça que j’ai dit je préfère quand il est ici, je le préfère quand il est en prison, cela fait deux fois maintenant que je le connais en prison et cela fait deux fois que je l’aime mieux, je l’aime mieux en prison que dehors parce que quand il est dehors quand il n’est pas avec son entourage il est bien mais sinon quand il est avec son milieu là il commence à me parler mal. Moi franchement je dis que si on lui laissait le temps de venir nous voir, même une fois dans la semaine et qu’il reste après dans la prison, je me dis qu’il peut rester 5 ans, moi je pense comme ça.  [Loucine, 41 ans, compagne d’un détenu écroué en MA, prévenu, 4e mois.]’

Céline et Aïcha ont également observé un changement dans le comportement de leur compagnon dont les engagements sont plus affirmés. En reconnaissance du soutien, interprété comme une marque d’amour, le détenu répond en exprimant mieux ses sentiments.

‘Maintenant qu’il est enfermé c’est beaucoup plus facile pour lui de me dire qu’il tient à moi et il me l’écrit dans toutes ses lettres ou qu’il m’aime, ou que je lui manque alors qu’en temps normal c’est quelque chose qu’il ne disait pas. [Céline, 33 ans, épouse d’un détenu écroué en MA, prévenu, 3e mois.]
Il est plus attentionné… Je ne sais pas quand il était dehors je le voyais souvent mais je ne voyais pas… il ne me déclarait pas trop ces sentiments. Il me les prouvait mais ce n’est pas quelqu’un qui disait « ouais tu es la femme de ma vie…». Non, il n’était pas du tout comme ça. Alors que là… là… il se lâche « t’es la femme de ma vie », il m’a demandé en mariage le jour de son anniversaire, la veille de la saint valentin.(…) Donc voilà cela nous a vachement rapproché, vachement, vachement. [Aïcha, 22 ans, compagne d’un détenu écroué en MA, prévenu, 6e mois.] ’

L’incarcération agirait, sur le détenu, comme un révélateur de sentiments en lui permettant de prendre conscience de l’importance de la vie conjugale et familiale.

‘ C’est très dommage d’en arriver là mais peut-être qu’il lui fallait ça, il avait besoin d’un électrochoc il avait besoin de se rendre compte qu’il avait une femme et qu’il avait un fils. [Céline, 33 ans, épouse d’un détenu écroué en MA, prévenu, 3e mois.]’

Le changement du détenu est perçu comme l’expression de son amour envers son épouse. De tels discours permettent aux proches d’écarter les craintes quant aux risques de récidive : puisque leur compagnon a pris conscience de ses sentiments, de son couple ou de sa famille, il ne commettra plus les mêmes erreurs. Ici, les changements identitaires servent la relation conjugale, c’est pourquoi ils sont validés par leur partenaire. De tels propos traduisent la faiblesse des sentiments exprimés au sein du couple avant la détention et doivent être resitués dans le contexte de la détention qui exacerbe les sentiments. Il convient en effet de s’interroger sur la persistance d’une telle attitude à la sortie de détention.

L’exacerbation des sentiments liée à la détention est également observée par Olivier, un ami de détenu. En effet, il pense que la relation entretenue avec son ami incarcéré est plus intense que d’autres relations amicales au regard de la solidarité témoignée.

‘Ben pour moi c’est positif, pour moi et pour lui… Bon le mieux ce serait qu’il ne soit jamais rentré mais… Je ne suis pas sûr que j’aurais des relations comme ça avec lui s’il était dehors. Cela intensifie les relations, forcément… forcément parce que c’est quelque chose… dans un contexte aussi particulier, le fait de venir, de vouloir maintenir des rapports, c’est quand même un engagement de ma part qui fait que lui il en est conscient et cela ne fait que renforcer quelque chose qui existait déjà. [Olivier, 35 ans, ami d’un détenu écroué en MC, 20 ans, 7e année.]’

De tels propos sont également tenus par les parents de détenus. En effet, ils sont nombreux à affirmer qu’ils ont cessé de se disputer avec leur fils qui, après avoir constaté qu’il était largement délaissé par leurs amis, aurait pris conscience que ses ou son parent(s) étai(en)t son seul point appui et de réconfort. Ils ont le sentiment de reprendre prise sur leur fils incarcéré quand ils ne savaient plus comment agir à son égard avant la détention. Ils affirment être désormais écoutés, leur fils étant reconnaissant du soutien offert. Cependant, là encore, l’impression des parents doit être contextualisée, la libération de leur fils risquant probablement de faire perdre à leur relation les « bénéfices » acquis pendant la détention.

Ainsi, la vie conjugale et familiale se poursuit au-delà des murs, les acteurs parvenant à maintenir une continuité dans leurs échanges et à partager. Dans cette épreuve, le « nous » familial et le « nous » conjugal sont préservés voire renforcés. Selon les acteurs, la dimension extra-ordinaire intensifie les échanges dans le couple qui sont désormais essentiellement consacrés à la conversation et à l’expression des sentiments ressentis pour l’autre. Cependant, de tels effets doivent être contextualisés, la situation vécue favorisant l’idéalisation et exacerbant les sentiments. Ainsi, l’intensification des relations liée à l’incarcération ne perdure probablement pas au-delà du temps de la détention. De même, il convient de se demander si, pour autant, les relations sont exemptes de tension.